Nous sommes arrivés à Beyrouth, ce dimanche-là, après
le départ des combattants et juste dans les premiers
jours d'accalmie. Ma mère habite un grand immeuble
devant la mer : nous sommes arrivés, ma mère n'était
pas là, mais une jeune fille libanaise dont la maison
avait été détruite par les bombardements habitait
chez nous. Nous sommes montés au huitième étage et
on s'est installés.
Le lendemain matin (c'était un lundi, le 13 septembre,
je ne l'oublierai jamais), on s'est levés tôt, on
est allés prendre le café sur le balcon qui surplombe
la mer et d'où l'on voit toute la baie de Beyrouth.
Trois navires militaires sortaient du port et prenaient
le large. Jean me dit : "Qu'est-ce que c'est ?" Et
je lui dis : "Je ne sais pas. C'est très curieux."
Je suis allée prendre des jumelles. En fait c'était
le contingent français des forces multinationales
qui partait. Et Jean me dit (je ne l'oublierai jamais)
: "C'est mauvais signe. Pourquoi partent-ils avant
la date prévue ?" Car ils devaient rester encore un
mois, pour assurer la "protection" des civils palestiniens
dans les camps. On les a regardés partir.
Moi j'étais si heureuse d'être revenue dans cette
ville, où je suis née, que je voulais sortir tout
de suite. J'ai appelé Jacqueline, une amie journaliste,
qui est venue nous prendre en voiture. Nous avons
parcouru toute la ville pour voir l'étendue des dégâts
après trois mois de siège et de bombardements. Nous
avons tourné absolument partout, y compris dans le
camp de Chatila, qui avait été bombardé aussi mais
ni plus ni moins que les autres secteurs de la ville.
Nous avons vu surtout l'effet des bombardements sur
les immeubles et c'était très impressionnant à voir.
On n'imagine pas ce que c'est, car on oublie la densité
du tissu urbain à l'intérieur d'une ville qui est
très petite et où tous les immeubles ont en moyenne
dix étages.
Ce lundi-là, nous sommes rentrés à la maison vers
18 heures. Jean s'est retiré dans sa chambre, moi
dans la mienne. J'ai pris les journaux pour lire la
presse du matin et je ne pensais pas le revoir avant
le lendemain. Au bout d'un moment, il sort de sa chambre,
je le vois entrer dans la mienne, à moitié assommé
par le Nembutal, avec son pantalon à moitié défait,
hirsute, avec les cheveux debout, il vient sans un
mot s'installer dans un fauteuil près de mon lit.
Il me regarde (je ne disais pas un mot, j'attendais
de comprendre pourquoi il n'était pas couché) et il
me dit : "Je les aime." Je dis : "Mais qui ?" Et il
me répond : "Les Palestiniens." Alors, je ris et je
lui dis : "Oui, je comprends, je crois." Il rit, se
lève et rentre dans sa chambre pour se coucher.
Là, j'ai senti qu'il était vraiment heureux d'être
revenu à Beyrouth. Et moi, j'étais soulagée de voir
que c'était une bonne décision de l'avoir amené.
Le lendemain, il m'a dit : "Ne t'occupe pas de moi,
fais tes visites comme tu veux." Cet après-midi-là,
j'étais chez un ami en ville. Jean était à la maison
en compagnie de la jeune Libanaise, et j'ai appris
qu'il y avait eu une énorme explosion au siège des
phalangistes. J'ai tout de suite appelé Jean pour
le rassurer et le prévenir que j'allais rentrer car
la situation était très tendue en ville. Je suis revenue
à la maison, on entendait des coups de feu partout.
Nous avons eu confirmation plusieurs heures plus tard
que le siège du parti phalangiste venait d'être dynamité
et qu'il y avait plusieurs morts. Au début, ils ont
commencé par dire que le président de la République,
Béchir Gemayel, était vivant et qu'il aidait à évacuer
les blessés. Puis ils ont fini par admettre qu'il
était mort dans l'explosion, et toute la ville a été
traversée comme par un choc électrique, car il venait
juste d'être élu et tout le monde avait cru que son
élection signifiait la fin de la guerre. Et cet assassinat,
avec son côté spectaculaire car le siège du parti
phalangiste était très bien gardé, a beaucoup choqué
la population.
C'était donc le mardi soir. Le 14 septembre.
Le mercredi, vers 5 heures du matin (je n'ai pas dormi
cette nuit-là, car je sentais que quelque chose de
terrible venait d'avoir lieu), je vois arriver le
vendeur de journaux en moto, très excité et je lui
dis : "Qu'est-ce qu'il y a ?" Il me répond : "Les
Israéliens arrivent, les Israéliens arrivent !", il
jette les journaux et s'en va très vite. Je dégringole
les escaliers de l'immeuble et de l'entrée je vois
arriver les chars et les jeunes soldats israéliens,
avec leur sac à dos et leurs antennes (car ils avaient
des petits postes émetteurs), gravir la pente qui
mène de la mer vers le centre de la ville, en passant
devant notre appartement. Je suis remontée très vite.
Bien sûr, tous les habitants de l'immeuble étaient
paniqués, car les chars tiraient des obus à blanc
pour terroriser la ville. Jean était surexcité, il
voulait tout voir de près. Les voisins avaient verrouillé
la grille de l'entrée de l'immeuble, et Jean protestait
qu'il voulait aller regarder. Alors, les dames de
l'immeuble l'ont engueulé et lui ont dit qu'il fallait
que tout le monde descende dans l'abri, et qu'il était
en train de mettre tout le monde en danger à force
de vouloir rester dehors.
Les Israéliens se sont éparpillés à l'intérieur de
la ville. Ils ont divisé la ville en secteurs. Et
ils ont très vite encerclé les camps palestiniens
qui sont au sud de la ville de Beyrouth.
Mercredi, tout le monde est resté terré chez soi.
Quelques Libanais ont créé des poches de résistance,
mais très peu, puisque la majorité des combattants
libanais et palestiniens avaient remis leurs armes
à des postes de ramassage, selon l'accord signé entre
Arafat et Habib, et personne ne s'attendait à une
nouvelle invasion de Beyrouth-Ouest.
Cette nuit-là, nous avons passé la soirée à regarder
le ciel illuminé par d'énormes fusées éclairantes,
au sud de la ville, c'est-à-dire où sont les camps.
Et on ne comprenait pas ce qui se passait. Pourquoi
sur cette partie-là de la ville ? D'autant plus qu'on
n'entendait ni canon, ni mitraillettes. Le calme total.
Pas d'électricité, pas une voiture dans les rues.
Un silence total, c'était effrayant, presque surréaliste.
Le jeudi, je suis sortie un peu pour aller voir dans
le quartier ce qui se passait. Je suis allée chez
des amis qui avaient tenu un centre d'informations
pendant le siège de Beyrouth, devant l'université
américaine.
Jean était venu avec moi ce jour-là. Nous avons vu
que les gens s'organisaient déjà en comité d'informations
et ils parlaient de patrouilles israéliennes des services
de renseignements qui circulaient dans des voitures
civiles, avec des cartes d'état-major comportant des
inscriptions très précises de rues où ils voulaient
faire des rafles de militants palestiniens et libanais.
Ils étaient à la recherche de caches d'armes en ville.
On m'a dit : "Toi, tu peux circuler, car comme tu
n'étais pas là pendant le siège de la ville, les mouchards
qui sont en train de dénoncer les Palestiniens parmi
les habitants de Beyrouth-Ouest ne te connaissent
pas." J'avais une petite voiture, donc je pouvais
circuler facilement, pour voir si je pouvais aider
les gens d'une manière ou d'une autre.
Le vendredi soir, nous étions Jean et moi chez des
voisins quand, vers 18 heures, quelqu'un a sonné à
l'interphone en bas : "Descendez vite, c'est très
important." J'ai dégringolé les escaliers (il n'y
avait toujours pas d'électricité) et c'était mon amie
journaliste qui nous avait promenés le premier jour.
Elle m'a dit : "Je te présente une infirmière norvégienne,
qui arrive de l'hôpital d'Akka, au camp de Chatila.
Elle a des choses terribles à dire. Il faut à tout
prix que tu arrives à faire passer un message à l'OLP
: il y a un massacre dans le camp." J'ai invité l'infirmière
en question à monter chez nous. Elle nous a raconté
qu'elle travaillait depuis le début du siège de Beyrouth
à l'hôpital d'Akka, avec une équipe de médecins et
d'infirmiers scandinaves et palestiniens, et qu'elle
était une volontaire venue aider le Croissant-Rouge
palestinien. Depuis trois jours ils accueillaient
des blessés avec des blessures très bizarres : de
couteau, de hache. Ces blessés étaient paniqués et
disaient qu'ils ne comprenaient pas ce qui se passait,
qu'un massacre horrible avait lieu à l'intérieur du
camp. Très vite il y avait tellement de blessés qu'on
ne pouvait plus les traiter ; à peine soignés, ils
repartaient comme des fous chercher le reste de leur
famille. Or, justement ce soir, des hommes en tenue
léopard étaient entrés dans l'hôpital, avaient rassemblé
tout le monde et les avaient emmenés au poste israélien,
installé en face du camp de Chatila dans trois immeubles
qui appartiennent à l'armée libanaise. En chemin,
ces hommes armés avaient sorti le médecin palestinien
du rang et l'avaient abattu, malgré leurs protestations.
Le reste du groupe était composé d'étrangers qui furent
emmenés au poste d'observation israélien, où on les
avertit que les phalangistes opéraient un massacre
dans le camp et qu'il fallait à tout prix qu'ils rentrent
chez eux.
Nous avons décidé, l'infirmière et moi, d'alerter
aussitôt les chancelleries étrangères de Beyrouth-Ouest,
puisque normalement les forces multinationales étaient
responsables des civils palestiniens.
J'ai dit à Jean : "On va commencer par aller au
consulat de France, qui est juste en face de la maison."
Jean me dit : "Absolument pas." Je lui dis : "Il est
10 heures du soir. On va aller, toutes les deux, seules
dans la nuit ; la ville est dans l'obscurité. Nous
ne savons pas qui circule en ville, avec tous ces
miliciens armés. Tu vas nous laisser aller toutes
seules à l'ambassade de France ?" Il m'a dit : "Ce
n'est pas mon travail d'aller, moi, au consulat de
France." J'étais furieuse contre lui. Nous sommes
parties toutes les deux et je n'oublierai jamais,
parce que le consul a eu le courage de nous recevoir
immédiatement (car la ville était dans un état de
folie totale, personne ne pouvait faire confiance
à personne). Il a pris note de ce que lui disait l'infirmière
et nous a promis de faire quelque chose. Nous étions
tellement affolées que nous n'avons même pas pu remettre
la voiture en marche. Nous sommes rentrées à pied,
je crois qu'on n'a jamais couru aussi vite de notre
vie.
Nous sommes allées ensuite chez mon voisin, représentant
aux Nations unies. Il a répondu qu'il ne pouvait pas
nous aider, car il craignait d'être pris dans des
tirs. Je lui ai dit : "Et le fanion des Nations unies
que vous pouvez mettre sur votre voiture ?" Mais il
n'a pas voulu s'aventurer.
Le lendemain, très tôt, nous sommes allées à l'AFP,
qui avait été le centre de presse le plus actif à
Beyrouth pendant le siège, pour convaincre les journalistes
d'aller voir sur place. On était à peine arrivées
que le consul de France est entré, blême, il me regarde
en disant : "Madame Shahid, ce que vous m'avez raconté
est un dixième de ce que j'ai vu ce matin à Chatila."
Je lui demande : "Pourquoi, qu'est-ce que vous avez
vu ?" Il me répond : "J'ai vu des amoncellements de
cadavres, j'ai vu des familles entières assassinées
devant leur télévision, je n'ai pu traverser certaines
rues car elles sont jonchées de cadavres." Il a insisté
pour que les journalistes partent tout de suite. Puis
il a aperçu le représentant de la Croix-Rouge internationale,
il s'est emporté et lui a dit : "Qu'est-ce que vous
attendez pour lancer un appel international ? Un massacre
vient d'avoir lieu, il y a des centaines de cadavres
qui pourrissent déjà au soleil et vous n'avez encore
rien fait." Alors le représentant de la Croix-Rouge
s'est installé à une table devant lui, et il a rédigé
le premier appel international que la Croix-Rouge
ait lancé. Les journalistes se sont rendus sur place
et la nouvelle a commencé à circuler.
Je suis repassée à la maison et, avec Jean et deux
journalistes américains, nous avons essayé de nous
approcher du camp. Pour se donner plus de chances,
nous nous sommes séparés et Jean est resté avec les
Américains. Malheureusement, les soldats israéliens
les ont refoulés. De mon côté je suis allée vers l'hôpital
de Gaza où le reste de l'équipe d'infirmiers et de
médecins étrangers aidaient encore le Croissant-Rouge.
On ne m'a pas laissée arriver à Gaza, car samedi,
en fait, les massacres continuaient.
Le dimanche matin, nous avons essayé de nouveau et
là, vers 10 heures, nous avons pu enfin pénétrer dans
le camp. Jean est entré d'un côté avec les journalistes
et moi je suis allée à l'hôpital de Gaza où les médecins
qui restaient étaient évacués par l'armée israélienne.
C'est là qu'on a découvert la taille, l'ampleur du
massacre. Et on a compris que cela durait depuis trois
jours, sous la surveillance de l'armée israélienne
qui lançait des fusées éclairantes toute la nuit.
Les armes utilisées étaient la plupart du temps des
poignards, des canifs, des haches et c'est pour ça
que personne ne s'était aperçu de rien, car on n'entendait
pas de tirs. Les gens se terraient ; ils restaient
sur place et se cachaient dans des abris. Ils n'ont
pas pu se prévenir les uns les autres, puisque la
stratégie était de diviser le camp en quartiers, de
regrouper les tueurs en équipes indépendantes, chacune
étant menée par un dirigeant local des forces libanaises
et du parti phalangiste. Donc, les quartiers étaient
isolés les uns des autres et c'est pour cela que la
plupart des habitants sont morts sur place.
Ed.
Solin, Actes Sud Babel n°105, avril 1994 |
|