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Stéphanie Dujols est traductrice pour les éditions Sindbad et interprète de l'arabe pour Médecins du monde.


Lettre de Naplouse…
par Stéphanie Dujols
(du 23 avril 2002)

Bonsoir,

Je suis rentrée à Naplouse il y a une quinzaine de jours, à la faveur d'un convoi humanitaire que l'on croyait symbolique. On ne pensait pas dépasser le premier check-point à la sortie de Jérusalem.
Arrivant finalement dans la ville fantôme, une psychiatre de Médecins du monde et moi avons décidé de rester une fois les cartons déchargés. On s'est installées dans un bureau du Croissant-Rouge.
On s'est mises à travailler dans les hôpitaux, avec les blessés. Au gré des mouvements des ambulances, qui nous servaient de taxis (c'étaient les seuls véhicules à pouvoir "circuler" un tant soit peu).

Voilà. Le siège est levé sur Naplouse (enfin, c'est ce qu'on dit, mais les chars sont encore en action dans certains faubourgs). On a pu rentrer "chez nous" sur la colline d'en face… J'ai récupéré une partie de mes affaires restées à Jérusalem. Dont l'ordinateur.

Pour la première fois de mon existence, j'ai regretté de ne pas avoir quelque chose comme une caméra quand j'attendais les ambulances sur l'esplanade du Croissant-Rouge. Perchés sur le flanc de la colline, on voyait chaque jour revenir les prisonniers relâchés du camp militaire de Huwwara. Sept kilomètres à pied dans la poussière de la route défoncée par les chars, avant qu'ils n'apparaissent en bas, dans la vallée, passé l'angle du gouvernorat. L'un derrière l'autre, en petits groupes, mains levées, dos courbé, la pièce d'identité à la main, parfois un lambeau de tee-shirt en forme de drapeau blanc. Beaucoup montaient jusqu'au Croissant-Rouge pour s'enquérir de la suite du chemin (bombardements ? chars ? patrouilles ?). Ce n'est que sur l'esplanade qu'ils osaient baisser les bras, fermer leur carte d'identité et la remettre dans leur poche.

S'il me fallait retenir une séquence, ce serait celle de ces cortèges de jeunes hagards, brisés (la plupart avaient été maltraités), affamés, poussiéreux, pleins d'effroi (plusieurs se sont fait tirer dessus sur la route, certains ont fini à l'hôpital), marchant dans ce silence de mort entrecoupé de rafales ou du fracas des bombardements.

A l'hôpital, on a retrouvé des blessés qui étaient passés par le camp d'internement de Huwwara : les ambulances qui les transportaient à l'hôpital (et qui n'avaient pu les récupérer que deux jours après qu'ils avaient été blessés, alors qu'ils étaient à cinq minutes du Croissant- Rouge) ont été détournées par les chars jusqu'à Huwwara. Les huit blessés entassés dans les deux ambulances sont passés à l'interrogatoire. Quatre seulement ont été "rendus". Ces quatre-là ont le corps troué et calciné par les missiles qui se sont abattus sur eux. Mais surtout : sur un bout de peau indemne, sur le bras gauche, ils ont tous une grosse marque rouge indélébile, une sorte de cercle comme celui que l'on trouve sur les moutons de boucherie. Trois d'entre eux ont une quinzaine d'années.
Tous ceux qui sont passés par Huwwara racontent que les "wanted" (ceux qui, par définition, ne sont pas "rendus") sont marqués d'un trait rouge sur l'arête du nez.

A noter que les huit blessés cités plus haut étaient accompagnés d'une voiture de la Croix-Rouge quand on les a détournés vers Huwwara, après leur avoir laissé perdre leur sang chez eux pendant deux jours...

Je ne sais pas si je dois continuer. Je pourrais raconter toutes les histoires des blessés rencontrés ces deux dernières semaines. Toutes sont plus horrifiantes les unes que les autres. D'autant que chacune ne s'arrête pas à la dernière horreur. Ce sont des récits de vies, des empilements de calvaires, avec des ramifications (le père, la mère, les frères, les sœurs...), des choses qui se sédimentent, des blessures rouvertes. Il faudrait raconter l'histoire à tiroirs du vieux marchand de tomates qui dans la vieille ville, le soir de l'invasion, voulait pousser sa charrette un peu plus loin, histoire de vendre encore une poignée de tomates avant de rentrer chez ses enfants. Il voit un passant, il lui propose ses tomates. Non. Un voisin lui dit "Laisse tomber, viens prendre un thé". Bon, d'accord. Il grimpe quelques marches d'escalier... et c'est l'explosion. Il ne sait pas d'où c'est venu, à la verticale, à l'horizontale, il a vu du rouge, du vert, du bleu... C'était le premier missile tombé sur Naplouse. Le vieux marchand de tomates a le corps brûlé à quatre-vingt pour cent. Seule la tête est indemne. Il ne cesse de retracer le chemin de sa vie besogneuse, semée d'embûches (emprisonnements en Israël au temps du lycée), de malheurs (cinq frères morts en bas âge, une mère schizophrène, qui succombe à sa maladie, une sœur qui devient elle aussi psychotique alors qu'elle s'apprêtait à se marier après avoir entendu quelqu'un dire dans sa future belle-famille : "Faudrait pas qu'elle soit comme sa mère..."), une vie de traîne-misère passée à essayer tous les petits métiers du monde. La menuiserie était un beau métier (à une époque lointaine, le vieux marchand de tomates construisait même des petits bureaux de poste ambulants pour les Israéliens), mais les impôts ne le laissaient pas respirer. En poussant une charrette, il échapperait aux impôts. Il se lance dans la chaussure, comme avait fait son père. Mais les chaussures se vendent mal. Il pense aux légumes. On n'achète pas des chaussures tous les jours, mais a priori on mange tous les jours. Il tente plusieurs sortes de légumes, avant de se fixer sur les tomates, parce qu'au moins si elles pourrissent ça n'est pas trop d'argent perdu...

Le vieux marchand de tomates est donc l'une des premières victimes de cette dernière opération des hélicoptères de Tsahal à Naplouse.
Sur son lit d'hôpital, théâtre des douleurs atroces de sa peau et de ses os, il pense à sa mère, aux six mois qu'elle a passés au lit avant de mourir. Il se sent coupable de ne pas avoir compris à quel point elle devait souffrir, d'avoir laissé sa femme s'occuper d'elle. Il dit : "Je me remets en question."

De temps en temps, un blessé choisit de rire de son sort, et du sort des autres. Saleh, quatorze ans (maigrichon, il en fait dix) en a des hoquets.
"La dernière fois" (fin février, lors de l'invasion du camp de Balata), il a eu "très très peur". Les soldats ont envahi sa maison, confiné la famille dans une pièce, et se sont installés dans l'escalier. Ils rigolaient, festoyaient, buvaient "leur" café. Le chat de Saleh est allé voir ce qui se passait dans l'escalier. Il s'est mis à miauler. Un soldat l'a imité. Dans la pièce, les enfants, prompts à la complicité, se sont mis à rire eux aussi. Un instant plus tard, le chat était abattu à la mitraillette.
La famille se réfugie un peu plus loin chez un oncle. Mais un bulldozer, protégé par des chars, vient détruire la maison. S'échappant dans la rue, Saleh voit un soldat tuer un autre chat qui passait par là. La famille va chez le grand-père. Le lendemain, elle retourne dans la maison de l'oncle. Il ne reste plus que les piliers et les étages. Plus de façades. La famille dort quand même à l'intérieur. "C'était comme si on dormait dehors."

(...)
Nouvelle invasion, de tout Naplouse cette fois-ci. Des missiles s'abattent sur la maison du grand-père à Balata. Le père, qui est à l'intérieur, est enfoui jusqu'au cou sous les décombres. Il se retrouve à l'hôpital, le corps dans le plâtre. Quelques jours plus tard, Saleh marche dans une rue du camp. En bas, dans la plaine, les chars se mettent à tirer. Une roquette fait s'écrouler un pan de façade sur la main de Saleh. Il perd deux doigts. A partir de là, c'est comme une bande dessinée. Saleh se tord de rire : dans la plaine, des gamins narguent les chars qui viennent de tirer la roquette. L'un d'eux mâchonne un bout de bois, faisant semblant de fumer, puis le brandit en direction des chars, lesquels répliquent, logeant une balle dans la jambe du garçon. "Ils ont peur d'un bout de bois", s'esclaffe Saleh. Entrouvrant la lucarne de sa salle de bains pour voir ce qui se passe, un riverain se fait couper l'oreille par une autre balle. Tout le monde se retrouve à l'hôpital municipal. Saleh à côté de son père immobile, "Jour de bois" et "L'homme à l'oreille coupée" dans la chambre voisine.
Saleh assure que ces aventures l'ont guéri de la peur, celle qu'il a eue quand il a "senti ses doigts partir". Il espère sans doute que son père l'entendra.

A bientôt.
Stéphanie

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