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Né à Beyrouth en 1948, Elias Khoury est critique littéraire, essayiste et chroniqueur. La Porte du soleil, paru en 2002 chez Sindbad/Actes Sud, en coédition avec
Le Monde diplomatique, a été traduit en anglais et en hébreu.

L'Assassinat des noms
par Elias Khoury
traduit par Mohamed El-Yamani

La rue principale du camp de Jénine s'appelle la rue du Retour. C'est là que les bulldozers ont détruit toutes les maisons avec leurs habitants à l'intérieur. Les soldats ont ensuite enterré les cadavres dans la place du camp, puis comblé la fosse commune avec du béton. Le journaliste français Pierre Barbancey, qui a rapporté ce récit dans L'Humanité, a senti l'odeur de la mort dans le camp de Jénine.

Mais selon d'autres enquêtes, en plus de la fosse commune, des unités de l'armée de "défense" ont transporté d'autres cadavres vers la rive du Jourdain, où ils ont été enterrés. Le problème ne se limite pas au nombre des victimes. Il réside aussi dans la vision israélienne des choses, basée sur deux hypothèses :

La première est que le fait de masquer les images des morts aux caméras de télévision suffit pour effacer le crime, ou pour l'annuler virtuellement ; c'est pourquoi l'armée israélienne a interdit aux journalistes l'entrée du camp sinistré, tout comme elle a empêché les secouristes internationaux et palestiniens de sauver les blessés.

L'absence d'image équivaut à l'absence de vérité. C'est ce qu'ils ont déduit de l'expérience du massacre de Sabra et Chatila. Le plus lamentable dans cette affaire est la complicité honteuse qui se dessine sous les traits des journalistes américains. En effet, il ne m'est jamais arrivé de voir abaisser à ce point un métier qui s'est transformé aux Etats-Unis en une propagande à bas prix au service de l'allié israélien : le correspondant de la télévision américaine se tient comme un benêt devant un responsable israélien qui lui explique pourquoi il ne doit pas faire son métier ni remplir son devoir moral et le journaliste acquiesce, hoche la tête, avale ses mots et ment.

La seconde hypothèse est qu'en cachant les morts on les dépouille de leurs noms. L'armée israélienne nous signifie que le peuple palestinien se compose d'individus sans noms. Or, quand le nom n'est plus, la personne elle-même disparaît aussi. C'est pourquoi il était nécessaire d'enterrer les morts collectivement. Quant à ceux qui n'ont pas été enterrés, leurs cadavres devaient rester plus d'une semaine sous les décombres, pour rendre leur reconnaissance plus difficile, voire impossible.

Ces deux hypothèses ont déterminé les modalités de l'invasion de la Cisjordanie : masquer le crime aux médias, et séparer la victime de son nom, de sorte que les morts deviennent des numéros. Deux hypothèses qui sont liées au péché originel d'Israël qui n'a pas cessé, depuis sa création, de se répéter. A chaque massacre, on efface les noms des victimes du massacre précédent. Les choses ont atteint le comble de l'horreur dans le camp de Jénine.
Sauf que ce camp, grâce à sa longue résistance, a d'une part transformé radicalement la lutte des Palestiniens et, d'autre part, forcé la machine militaire israélienne à dévoiler son véritable projet. A Jénine, les Palestiniens ont appris la leçon de Sabra et Chatila. Les jeunes y ont combattu jusqu'à la dernière balle, jusqu'à la dernière goutte de sang. Ils ont compris que le seul choix que leur offrait l'armée israélienne était mourir ou... mourir. Ils ont donc combattu jusqu'à la mort. Et, à leur tête, il y avait le chef des Bataillons des martyrs d'al-Aqsa, Jamal Hawil, Abou Jandal, qui est entré dans l'histoire, tout comme Ali Abou Tawq, le chef du camp de Chatila pendant la guerre contre les Palestiniens, qui a suivi le massacre de quelques années […].

La bataille n'était militaire qu'au plan symbolique. Les Palestiniens de Jénine savaient que le rapport de forces était terriblement déséquilibré, mais ils ont décidé de résister pour faire en sorte que les noms ne disparaissent plus.

Les victimes des carnages deviennent des numéros. En revanche, les résistants ont des noms qui donnent aux lieux leur identité. C'est pourquoi la vraie bataille de Jénine a commencé après la chute du camp. Les Israéliens ont décidé de tuer les morts, d'anéantir les blessés. C'est-à-dire qu'ils ont voulu que les Palestiniens meurent deux fois, afin d'effacer le sens de leur résistance, et d'en faire des êtres anonymes […].

Jénine retrouve le Nom palestinien, même dans les fosses communes. Et quand les morts récupèrent leurs noms, le meurtrier ne peut plus se dérober.


paru dans Al-Quds al-'arabî, Londres le 16 avril 2002 ;
à paraître dans la Revue d'études palestiniennes n° 84, été 2002

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