Situations du théâtre
La revue en ligne
d'Actes Sud


NUMÉRO 2


Sorour Kasmaï
Le théâtre, un nouvel espace de vie


Marcel Bozonnet
être directeur de la Comédie Française

Alexandra
Moreira da Silva
Situation du théâtre portugais


Odile Quirot
Avignon, d'année en année...

ENTRETIEN AVEC MARCEL BOZONNET :
être directeur de la Comédie Française
Marcel Bozonnet a été formé par le théâtre lycéen, puis universitaire. Il est vite amené à faire des rencontres décisives ; Jean-Marie Villégier, Valère Novarina, François Regnault et devient l'assistant de Roger Blin. Courant d'un groupe à l'autre, il travaille avec Alfredo Arias, Alain Ollivier, Georges Aperghis, Antoine Vitez…en interprétant le répertoire classique et contemporain. Il est également marqué par le théâtre musical et l'enseignement contemporain de la danse. En 1982, Marcel Bozonnet est engagé par Jacques Toja et entre dans la troupe de la Comédie-Française. Il en devient le 476è sociétaire en 1986. Au cours de ces dix ans au sein de la Troupe de la Comédie-Française, il participe à des créations littéraires, et à des lectures-spectacles. En 1993, il est nommé directeur du Conservatoire national supérieur d'art dramatique .Depuis le 4 août 2001, Marcel Bozonnet est Administrateur général de la Comédie-Française.   - Vous avez été le directeur du Conservatoire National d'Art Dramatique de Paris, acteur, metteur en scène, vous avez fait tout ce qu'on peut imaginer faire au théâtre, et maintenant vous vous retrouvez à la tête de la Comédie Française. Comment ça se passe?

On peut considérer qu'on est arrivé à un moment dangereux, dans un monde tout à fait différent, où la dimension historique, ce qui constitue l'histoire de notre culture, de notre civilisation, ne doit pas être oublié et quand je dis ça, c'est peut-être déjà trop tard ! La Comédie Française a son origine dans le XVIIe siècle, dans un grand siècle, où effectivement on était passé du théâtre religieux du Moyen Age - qui constituait une grande forme d'éducation sur la morale, la transcendance - à la culture des cours princières, échappant de la sorte à la religion. Le fondateur de notre théâtre, c'est donc Molière. Et dans le théâtre de Molière, il y a d'abord un appel au plaisir, au désir, même quand Molière s'allie avec Lully pour les comédies ballet, dans lesquelles une réflexion sur la société, sur la position des femmes, et des enfants et une attaque très violente de la religion s'articulent. Autant de thèmes qui ont été extraordinairement puissants et qui ont constitué une nouvelle morale pour l'être humain.

Tout cela, c'est notre grand héritage, c'est ce qu'on peut appeler l'héritage du Grand Siècle. On est sorti de la culpabilité, de la faute, en introduisant cette notion de plaisir qui n'est pas rien. À l'heure actuelle, nous connaissons des sociétés dans lesquelles la notion de plaisir n'est pas encore apparue ou totalement interdite. Et l'on peut mesurer la différence. Notre mission, c'est de faire toujours progresser notre connaissance de ce siècle-là. C'est pourquoi la Comédie française est très liée aux recherches historiques. Parce que l'histoire progresse, on est amené à lire d'une manière nouvelle des œuvres que nous connaissions très bien. L'hommage au Grand Siècle se traduira l'an prochain par la programmation d'Esther. C'était en son temps une commande de Madame de Maintenon à Racine, qui n'écrivait plus depuis longtemps et qui prit modèle sur la tragédie grecque. Nous avons la responsabilité de maintenir ce répertoire de la tragédie et de la comédie grecque et latine.


Ce qui caractérise aussi la Comédie Française, c'est qu'elle a toujours été un lieu de création, où le public vient découvrir une œuvre. Ça a été vrai de Montherlant, de Gide et surtout de Claudel avec Le Soulier de satin qui, à mon avis, a été la grande création pour la Comédie Française au XXe siècle. Il faut dire que pour le reste, la Comédie Française a suivi un mouvement qui s'est déroulé en dehors de ses murs, elle a fait rentrer Brecht, Audiberti... Nous ouvrons notre prochaine saison avec Savannah Bay. Ça me paraissait important que la Comédie Française fasse entrer Marguerite Duras au répertoire et à mon avis, c'était la meilleure œuvre pour notre salle Richelieu.

Établir le programme d'une saison n'est pas le fruit du hasard mais celui d'une véritable recherche. Il faut non seulement décider des œuvres mais également trouver les personnes susceptibles de les monter. C'est le couple metteur en scène-auteur qui est important, d'autant plus qu'ici, nous sommes une troupe. On doit donc réfléchir au répertoire pour notre public mais également pour la troupe. On ne peut pas la laisser trop longtemps sans jouer de tragédie, de vaudeville ou de Victor Hugo. Nous devons être pointu dans chacune des interprétations et c'est un énorme travail pour la troupe que de se tenir prête à interpréter des formes aussi diverses, avec des chefs si différents. C'est une partie de mon activité que de trouver une harmonie pour la troupe et à mon avis, ce qui est bon pour la troupe est bon pour notre public et réciproquement, puisque les motivations du public venant à la Comédie Française, c'est d'abord le répertoire, ensuite la troupe et puis la beauté des lieux. C'est donc une trilogie absolument magnifique.

Notre répertoire est essentiellement français, mais il sait aussi inclure le répertoire étranger, le mouvement des idées en Europe au sens large. Ne sont encore jamais entrés à la Comédie Française de Nô ou de théâtre chinois. Peut-être qu'un jour, nous monterons un théâtre d'une autre civilisation. Mais pour l'instant, le répertoire est principalement européen.
Parallèlement, on s'aperçoit aussi qu'il y a une fidélité de la Comédie Française avec le théâtre russe, importante dans ces cinquante dernières années. Et cette fidélité a été initiée par Michel Vitold, russe d'origine, et qui a monté ici des Dostoïevski. Mes prédécesseurs ont eu à cœur de monter Gogol récemment, Erdman, nous avons monté Tourgueniev, bien évidemment Tchékhov et nous n'avions pas encore monté Ostrovski. Ce dernier est très peu connu en France. C'est aussi l'amitié qui me lie à Piotr Fomenko, depuis une dizaine d'années, qui nous a incité à la fois à faire venir Fomenko et à lui demander de monter Ostrovski, parce qu'on a pensé que c'était la personne la plus habilitée au monde à le faire.

Voilà pour les grands axes.
Je conclurai en disant que c'est une activité qui me prend tout mon temps, comme si j'écrivais un poème qui n'a pas de mots, s'apparentant tout à fait ce que dit Zeami, le grand maître japonais, car il n'y a pas de meilleure façon de s'exprimer. Il dit qu'effectivement, l'art de l'acteur, c'est aussi l'art de composer un bouquet de pièces, et faire une saison ou monter des représentations de Nô, c'est composer un bouquet. Mais évidemment, dans la composition de ce bouquet, les fleurs sont d'espèces variées et pourtant, on arrive à avoir le sentiment d'une unité, d'une beauté. Il semble - et l'on ne sait pas toujours pourquoi - que les choses se fassent un peu écho, et tout ça, c'est le travail pour faire descendre les livres des bibliothèques. Ce n'est pas une chute de textes tombés par hasard, c'est le fruit d'une réflexion, jusqu'à ce que l'on ait l'impression que tout ça sonne, et risque de produire un voyage, un déplacement, des plaisirs extrêmement différents dans l'esprit et dans le corps des spectateurs.

En 2002-2003, c'est l'année de l'Algérie en France et Kateb Yacine est un des grands esprits du XXe siècle. C'est un saint, on connaît son enfance qu'il a racontée, on connaît son éducation à l'école française, son séjour dans nos prisons, dans lesquelles il a rencontré le peuple, dit-il . Il n'a jamais cessé, me semble-t-il, d'être quelqu'un qui vivait de façon extrêmement simple, vagabonde, qui a traversé le monde et toute l'histoire de son pays avec une attitude tout à fait particulière, me rappelant Saint François d'Assise. Tout cela pour dire en quelle estime il est tenu. J'ai eu la chance de me rendre en Algérie, il y a un an, pour jouer La Princesse de Clèves. J'ai rencontré là-bas des artistes algériens, et donc la Comédie Française s'associe à l'année de l'Algérie en France en rendant une sorte d'hommage à Kateb Yacine, dans la salle Richelieu, et en accueillant une troupe algérienne au Vieux Colombier. Ça me paraît tout à fait rentrer dans notre mission.

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