ENTRETIEN AVEC SOROUR
KASMAÏ :
le théâtre, un nouvel espace de vie.
Sorour Kasmaï est née à Téhéran
en 1962. Elle a quitté son pays en 1983 et vit depuis à
Paris. Auteur de nouvelles, traductrice et spécialiste du
théâtre russe, son premier roman, Cimetière de
verre, inaugure la collection aux éditions Actes Sud
"Horizons persans" consacrée aux littératures afghane et
iranienne.
Iranian Psycho
de Sorour Kasmaï
lu par Nathalie Richard
-
Quand vous êtes arrivée en France, pourquoi vous êtes-vous
autant intéressée au théâtre ? Qu'est-ce qui s'est passé,
pourquoi cette découverte a été si importante ?
Ma venue en France ne s'est pas déroulée
dans des conditions normales. Je suis arrivée en France pour
fuir la révolution iranienne, après un long périple à cheval
par monts et par vaux jusqu'à la frontière turque. Une fois
en France, j'étais un " morceau de viande " sans mémoire,
sans repères. J'étais comme morte, je me sentais dans la peau
d'une morte vivante, d'une " revenante ", enfin pas exactement,
car je n'étais pas encore réellement " revenue " de ce néant.
J'étais vraiment détruite. Je cherchais à me reconstruire,
à me ressusciter, à revenir dans le monde.
Pour cela, j'avais besoin d'une nouvelle langue, en plus de
celles déjà apprises dès mon enfance : le persan et le français.
Ces deux langues ne me suffisaient plus car elles faisaient
partie de ma vie passée. J'avais donc besoin d'une nouvelle
langue pour communiquer, et d'un nouvel espace surtout, pour
petit à petit, revenir à la vie. J'étais persuadée d'être
morte à cette ancienne vie - ce qui était peut-être la vérité
pure et dure - et je désirais donc ardemment ce nouvel espace.
- Vous pensiez
le trouver dans l'obscurité d'une salle de théâtre ?
Que s'est-il passé la première fois que vous êtes entrée dans
ce théâtre précisément ?
Cela ne pouvait être qu'une salle de
théâtre parce qu'une salle de théâtre ressemble étrangement
à une tombe. Quand je suis entrée pour la première fois dans
la grande salle de Chaillot, le spectacle de Paul Claudel,
L'Échange, avait déjà commencé et la salle était plongée dans
le noir le plus total. Dans cet espace, je me suis subitement
sentie revivre, parce qu'il faisait noir, que les gens étaient
figés et que personne ne parlait dans la salle, ni sur la
scène d'ailleurs. À ce moment, j'ai pu respirer à nouveau.
Le lendemain, je me présentais à l'administration du théâtre
pour devenir ouvreuse, parce que j'avais envie de revenir
tous les soirs dans ce même trou noir, à regarder les spectacles
mais aussi les gens, qui fixaient tous la même chose, figés
eux aussi comme des morts. Tout cela me permettait d'être
loin de la vie, car ce n'était pas la vie qui avait cours
là, c'était la représentation de la vie, du monde. Et en tant
que mort, on est aussi dans un système de représentation,
le théâtre me permettait d'avoir du recul par rapport à la
réalité.
À l'époque c'était Antoine Vitez qui dirigeait Chaillot, je
l'ai croisé dans les escaliers et l'ai tout de suite reconnu
; il m'a fait un grand sourire, précisément le sourire d'accueil
dont j'avais besoin. Par un miracle inexplicable, j'ai tout
de suite été prise en tant qu'ouvreuse, et je suis restée
cinq ans à regarder tous les soirs les spectacles et parfois
le même plus de vingt fois. Ça m'a permis de découvrir le
théâtre contemporain français, j'apprenais par cœur les textes
au fur et à mesure des représentations et après j'y revenais,
je relisais les textes. J'ai découvert de cette façon Claudel,
Hugo et, petit à petit, je suis revenue à la vie grâce à ça.
Ensuite, c'est resté comme une habitude. Chaque jour, dès
dix-huit heures, je ne me sentais pas bien et il fallait absolument
que j'aille dans une salle de théâtre, en tant qu'habituée,
qu'habitante de la salle, comme on le serait d'une cité en
quelque sorte.
À travers le noir de la salle, à travers cette tombe qu'était
pour moi la salle de théâtre, je me suis ressuscitée. Et comme
à l'époque je faisais des études de russe, j'ai bifurqué vers
le théâtre russe. Et puis, coïncidence étrange, en 1986, c'était
la première saison russe que Vitez montait à Chaillot. J'ai
pu alors donner un coup de main en tant qu'interprète et ça
été une seconde découverte absolument magistrale pour moi,
puisque j'ai appris à connaître et à étudier le théâtre de
Boulgakov, le théâtre russe des années 20 qui m'intéressait
beaucoup car il invoquait l'expérience d'une génération ayant
connu la révolution d'octobre. Or, cette idée de révolution
qui déchire le peuple et fait exploser tous les repères résonnait
encore beaucoup en moi.
- Les coulisses du
spectacle ont donc été les coulisses de votre vocation ?
En effet, oui. J'étais l'ouvreuse qui était continuellement
dans la salle et je me suis faite remarquer comme ça. Souvent,
les ouvreurs ont une fâcheuse habitude ; ils sont postés à
l'entrée, déchirent vite les billets, ferment les portes et
restent dehors, alors que moi je me précipitais toujours dans
la salle et essayais d'avoir une bonne place pour assister
au spectacle. Ça faisait rire tout le monde, on me prenait
pour une folle furieuse. Et puis il y avait un endroit qui
était détesté au théâtre, c'était le vestiaire. À Chaillot,
il se trouve dans une sorte de recoin perdu dans les sous-sols.
Personne n'aimait tenir le vestiaire, mais un soir par mois,
le roulement nous obligeait à y aller. Alors j'en profitais
pour faire mes devoirs de russe. Vitez avait toujours un mot
à dire. Il avait l'habitude de déambuler comme une sorte d'esprit
dans les couloirs du théâtre et de passer par les vestiaires,
non loin des baies vitrées qui donnaient sur la tour Eiffel.
Lors d'un de ces passages, il m'a dit :
" - Un jour, vous serez une grande interprète de russe, vous
verrez. Stanislavski disait "Le théâtre commence toujours
au vestiaire".
Et j'avais alors vraiment l'impression que moi aussi je faisais
du théâtre parce que j'étais au vestiaire.