Situations du théâtre 
La revue en ligne
d'Actes Sud


NUMÉRO 2


Sorour Kasmaï
Le théâtre, un nouvel espace de vie


Marcel Bozonnet
être directeur de la Comédie Française

Alexandra
Moreira da Silva
Situation du théâtre portugais


Odile Quirot
Avignon, d'année en année...

© Actes Sud ENTRETIEN AVEC SOROUR KASMAÏ :
le théâtre, un nouvel espace de vie.

Sorour Kasmaï est née à Téhéran en 1962. Elle a quitté son pays en 1983 et vit depuis à Paris. Auteur de nouvelles, traductrice et spécialiste du théâtre russe, son premier roman, Cimetière de verre, inaugure la collection aux éditions Actes Sud "Horizons persans" consacrée aux littératures afghane et iranienne.



Iranian Psycho
de Sorour Kasmaï
lu par Nathalie Richard

Lire le texte

  - Quand vous êtes arrivée en France, pourquoi vous êtes-vous autant intéressée au théâtre ? Qu'est-ce qui s'est passé, pourquoi cette découverte a été si importante ?

Ma venue en France ne s'est pas déroulée dans des conditions normales. Je suis arrivée en France pour fuir la révolution iranienne, après un long périple à cheval par monts et par vaux jusqu'à la frontière turque. Une fois en France, j'étais un " morceau de viande " sans mémoire, sans repères. J'étais comme morte, je me sentais dans la peau d'une morte vivante, d'une " revenante ", enfin pas exactement, car je n'étais pas encore réellement " revenue " de ce néant. J'étais vraiment détruite. Je cherchais à me reconstruire, à me ressusciter, à revenir dans le monde.
Pour cela, j'avais besoin d'une nouvelle langue, en plus de celles déjà apprises dès mon enfance : le persan et le français. Ces deux langues ne me suffisaient plus car elles faisaient partie de ma vie passée. J'avais donc besoin d'une nouvelle langue pour communiquer, et d'un nouvel espace surtout, pour petit à petit, revenir à la vie. J'étais persuadée d'être morte à cette ancienne vie - ce qui était peut-être la vérité pure et dure - et je désirais donc ardemment ce nouvel espace.


- Vous pensiez le trouver dans l'obscurité d'une salle de théâtre 
? Que s'est-il passé la première fois que vous êtes entrée dans ce théâtre précisément ?

Cela ne pouvait être qu'une salle de théâtre parce qu'une salle de théâtre ressemble étrangement à une tombe. Quand je suis entrée pour la première fois dans la grande salle de Chaillot, le spectacle de Paul Claudel, L'Échange, avait déjà commencé et la salle était plongée dans le noir le plus total. Dans cet espace, je me suis subitement sentie revivre, parce qu'il faisait noir, que les gens étaient figés et que personne ne parlait dans la salle, ni sur la scène d'ailleurs. À ce moment, j'ai pu respirer à nouveau.

Le lendemain, je me présentais à l'administration du théâtre pour devenir ouvreuse, parce que j'avais envie de revenir tous les soirs dans ce même trou noir, à regarder les spectacles mais aussi les gens, qui fixaient tous la même chose, figés eux aussi comme des morts. Tout cela me permettait d'être loin de la vie, car ce n'était pas la vie qui avait cours là, c'était la représentation de la vie, du monde. Et en tant que mort, on est aussi dans un système de représentation, le théâtre me permettait d'avoir du recul par rapport à la réalité.

À l'époque c'était Antoine Vitez qui dirigeait Chaillot, je l'ai croisé dans les escaliers et l'ai tout de suite reconnu ; il m'a fait un grand sourire, précisément le sourire d'accueil dont j'avais besoin. Par un miracle inexplicable, j'ai tout de suite été prise en tant qu'ouvreuse, et je suis restée cinq ans à regarder tous les soirs les spectacles et parfois le même plus de vingt fois. Ça m'a permis de découvrir le théâtre contemporain français, j'apprenais par cœur les textes au fur et à mesure des représentations et après j'y revenais, je relisais les textes. J'ai découvert de cette façon Claudel, Hugo et, petit à petit, je suis revenue à la vie grâce à ça. Ensuite, c'est resté comme une habitude. Chaque jour, dès dix-huit heures, je ne me sentais pas bien et il fallait absolument que j'aille dans une salle de théâtre, en tant qu'habituée, qu'habitante de la salle, comme on le serait d'une cité en quelque sorte.

À travers le noir de la salle, à travers cette tombe qu'était pour moi la salle de théâtre, je me suis ressuscitée. Et comme à l'époque je faisais des études de russe, j'ai bifurqué vers le théâtre russe. Et puis, coïncidence étrange, en 1986, c'était la première saison russe que Vitez montait à Chaillot. J'ai pu alors donner un coup de main en tant qu'interprète et ça été une seconde découverte absolument magistrale pour moi, puisque j'ai appris à connaître et à étudier le théâtre de Boulgakov, le théâtre russe des années 20 qui m'intéressait beaucoup car il invoquait l'expérience d'une génération ayant connu la révolution d'octobre. Or, cette idée de révolution qui déchire le peuple et fait exploser tous les repères résonnait encore beaucoup en moi.

- Les coulisses du spectacle ont donc été les coulisses de votre vocation ?

En effet, oui. J'étais l'ouvreuse qui était continuellement dans la salle et je me suis faite remarquer comme ça. Souvent, les ouvreurs ont une fâcheuse habitude ; ils sont postés à l'entrée, déchirent vite les billets, ferment les portes et restent dehors, alors que moi je me précipitais toujours dans la salle et essayais d'avoir une bonne place pour assister au spectacle. Ça faisait rire tout le monde, on me prenait pour une folle furieuse. Et puis il y avait un endroit qui était détesté au théâtre, c'était le vestiaire. À Chaillot, il se trouve dans une sorte de recoin perdu dans les sous-sols. Personne n'aimait tenir le vestiaire, mais un soir par mois, le roulement nous obligeait à y aller. Alors j'en profitais pour faire mes devoirs de russe. Vitez avait toujours un mot à dire. Il avait l'habitude de déambuler comme une sorte d'esprit dans les couloirs du théâtre et de passer par les vestiaires, non loin des baies vitrées qui donnaient sur la tour Eiffel. Lors d'un de ces passages, il m'a dit :
" - Un jour, vous serez une grande interprète de russe, vous verrez. Stanislavski disait "Le théâtre commence toujours au vestiaire".
Et j'avais alors vraiment l'impression que moi aussi je faisais du théâtre parce que j'étais au vestiaire.
 
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