Ce
système de l‘intermittence géré
par l’Unedic était sans doute par certains côtés
pervers et à réformer, mais il avait cet immense
avantage de distribuer ses prébendes sans préjuger
de la qualité artistique des gens qui en bénéficiaient.
Il y avait cette chose magnifique que des gens de goût
extrêmement divers voire même de qualité
extrêmement diverse — mais je crois, pour ma part,
que c’est tant mieux — , pouvaient continuer à
exercer une activité artistique.
Effectivement certains ont dit avec mépris, et notre
ministre en l’occurrence, qu’il y avait trop de
fainéants et de gens inutiles dans la profession. Or
c’est cette masse, cette quantité importante
qui créait et crée l’effervescence artistique
et la qualité aussi des spectacles et de la vie culturelle
en France.
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Il faut souvent 100, 200 , 1000 personnes peut-être
pour en faire une qui, un jour, nous produira l’œuvre
qui compte et en attendant il faut bien que beaucoup travaillent
et que beaucoup s’exercent. Et surtout il y avait là
une forme de liberté… Il s’agissait bien
d’une subvention détournée ou déguisée,
mais au lieu de réformer dans le bon sens du terme,
c’est-à-dire de faire prendre en charge par l’Etat
cette subvention détournée, on supprime tout
simplement la possibilité d’existence à
une quantité bien trop importante de personnes, on
leur supprime la possibilité d’exercer leur activité,
une activité qui a son importance. J’aime bien
dire que si la musique adoucit les mœurs, les intermittents
et, en général, les artistes adoucissent une
société et particulièrement la nôtre.
N’auraient-ils que cette fonction, ils seraient déjà
extrêmement nécessaires.
Le deuxième effet pervers de cet accord c’est
que les gens qui vont quitter ce système sont ceux
qui le plus souvent font de l’action culturelle, ce
dont certains se plaignent « mon Dieu, ce ne sont pas
des vrais artistes, qu’est-ce c’est que ce théâtre
en prison, dans les cités, les écoles. »
Et pourtant ce théâtre en prison dans les cités,
ce théâtre dans les écoles est parfois
et même souvent le fait de véritables militants
et de gens qui ont vraiment désiré travailler
là et qui ont vraiment désiré apporter
l’écoute d’une œuvre ou la pratique
d’un art à ceux qui ne pouvaient pas l’entendre
ou qui ne pouvaient pas le pratiquer.
C’est ceux–là qui vont disparaître
parce que ce sont eux qui ont les financements les plus maigres
généralement. Donc ce sont ceux qui créent
le lien social qui vont certainement disparaître.
Il y a évidemment quelque chose d’extrêmement
surprenant dans l’extraordinaire silence, non seulement
des responsables des institutions culturelles, mais aussi
d’un certain nombre de penseurs ou d’artistes
qui sont, pour beaucoup, des penseurs importants et des artistes
non négligeables. Alors est-ce que ce silence tient
au fait qu’eux-mêmes se trouvent dans une situation
où, après tout, ils pourraient se débrouiller
de ce qui arrive, ou est-ce l’idée qu’il
faut faire appel à la raison non pas pour gouverner
le monde, mais pour survivre dans ce monde ou faire qu'il
conserve quelque chose de ce qu’on y aime, et par exemple
la pensée. Moi, j’aurais tendance à dire
et à penser que qui a un livre de véritable
poésie dans sa bibliothèque et en appelle à
la raison dans une situation comme celle-là est peut-être
quelque part devenu cynique. C’est un peu violent mais
c’est une pensée qui me traverse parfois.
Et l’autre chose qui peut-être expliquerait ce
silence au-delà du confort, c’est le fait qu'à
partir des années 50 et pendant des décennies,
les institutions culturelles, ont été crées
par des gens qui y ont consacré leur vie et qui ne
cherchaient pas à se « panthéoniser»
eux-mêmes, qui avaient une véritable pratique
artistique, c’est-à-dire qui cherchaient à
mettre l’infini sur une tête d’épingle,
— ce qui est une activité intérieurement
compliquée et qui demande beaucoup de technique —
et ces gens-là, toute cette génération
de militants, ont petit à petit disparu et à
la place sont apparus des gens extrêmement cultivés
et de bon goût mais qui sont d’abord, mon Dieu,
des administrateurs certainement compétents mais ne
portant pas en eux, peut-être, cette urgence de faire
partager leur travail au plus grand nombre. Voilà,
c’est dommage.
L’essentiel est
que le " spectacle vivant " et plus particulièrement
le théâtre sont des lieux où, à
chaque représentation, une nouvelle alliance se tisse
entre les mots et les corps, où — plus exactement
que partout ailleurs — les mots sont éprouvés
par les corps (éprouvé étant ici à
entendre aussi dans le sens d’examen…). Nulle
part autant qu’au théâtre la parole n’apparaît
pour ce qu’elle est : creuse elle exaspère, pleine
elle émeut. En cela le théâtre est peut-être
par excellence l’art populaire, car le jugement ou la
critique, la pensée s’effectuent hors de tout
l’apparat rhétorique du savoir accumulé,
dans la joyeuse (et tragique – la mort n’est jamais
loin) effectivité plébéienne des corps.
Enfin le théâtre est le lieu où cette
ordalie de la parole s’effectue collectivement, s’effectue
dans un éprouvé collectif…
Finalement un des mérites
de la violente crise que nous vivons est de nous avoir rappelé,
ce dont nous avons souvent désespéré,
que le théâtre est bien, malgré tout,
un lieu de subversion, c’est-à-dire un lieu où
les paroles d’autorité peuvent rencontrer leur
jugement. Il n’est alors pas surprenant qu’aujourd’hui
– à une époque où le mensonge le
plus grossier est (re)devenu la langue universelle des élites
et des gouvernements – on cherche à le rendre
le plus docile, à en supprimer les marges les plus
agitées …
Propos recueillis par
M. Parfenov, le 27/07/03
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