- Vous êtes
l’auteur d’un rapport sur les intermittents rédigé
en 1992 lors d’une autre crise… vous vous attendiez
à ce qui s’est passé cette année
à Avignon ?
Ce qui m’a amèrement surpris,
quand le conflit a démarré, a été
de constater que ce que j’avais observé il
y a dix ans s’était amplifié, avait
empiré en tous domaines. Quelle incurie des partenaires
sociaux, du ministère de la Culture, et du ministère
des affaires sociales pendant 11 ans, pour que tout ce que
j’avais pointé comme symptômes déjà
bien en place ou encore en amorce (par exemple la «
dé-permanentisation » de beaucoup d’employés
du service public de l’audiovisuel payés «
fifty-fifty » par l’employeur et l’UNEDIC,
etc…) ait pris de telles proportions ! Dans quelle
opacité tous ces gens ont vécu et si ça
s’est empiré à qui profite ce crime
? Pour moi il reste toujours très difficile de décrire
exactement quels vont être les dégâts.
Il va y avoir des dégâts, il ne peut pas ne
pas y avoir de dégâts, lesquels dégâts
d’ailleurs, éventuellement, vont produire de
nouvelles embrouilles et de nouveaux bidouillages. L’accord
est manifestement pervers et inefficace en bien des points,
même si les pratiques antérieures l’étaient
tout autant. Pas très professionnel, tout ça…
Les chiffres restent opaques. Prenez 10 cas, vous les faites
calculer par les coordinations : vous obtenez un résultat
; le ministère fait la même chose pour son
propre compte, on me donne un autre résultat ; il
le transmet à l’Unedic qui l’analyse
à son tour et vous en avez encore un autre. Il faut
que réellement, républicainement, nous puissions
avoir des chiffres indiscutables sur tout cela. Ceci dit,
malgré cette opacité, tous les indices concordent,
il y a tout à parier que ce sont les plus «
fragiles » qui vont trinquer. Les plus protégés,
apparemment, ce sont les gens qui sont salariés sur
une durée assez longue (le cas des gens de la télévision
avec de bonnes rémunérations). Ceux qui vont
être défavorisés, ce sont ceux qui travaillent
par cachets isolés sur des périodes beaucoup
plus courtes. Et là, bien sûr ce sont (surtout
mais pas seulement)ceux qui débutent, acteurs mais
aussi chanteurs, danseurs, et musiciens qui, surtout en
début de carrière, sont sur des contrats très
isolés (et chaque art a son rythme de progression
– rien ne peut se généraliser !). Quant
à savoir exactement compte tenu des correctifs que
J-J. Aillagon a réussi à négocier avec
le Medef et la CFDT, et étant donné qu’un
certain nombre de paramètres, à ma connaissance,
ne sont pas encore fixés et rendent tous les calculs
incertains, quelque chose de précis… Il est
impérieux de savoir la vérité, car
en dehors de cette vérité, tout le monde peut
faire des procès d’intention au camp d’en
face. Seule la vérité peut nous apporter une
idée ferme sur les réorientations nécessaires
de l’accord et celles, inévitables, de la politique
culturelle publique.
Si on demande aux compagnies théâtrales qui,
pour le moment, répètent sans salarier les
comédiens qui sont alors payés par les Assedic
(et donc ne payent pas les répétitions et
ne cotisent pas sur les répétitions), si on
leur demande de salarier leur monde, il y a une foule de
spectacles qui ne se feront plus, car ils n’en auront
pas les moyens. Donc ceci implique une réorientation
considérable de la politique culturelle publique,
celle de l’Etat, celle des collectivités territoriales
: réorientation quantitative et qualitative ! Puisque
jusqu’ici ces annexes 8 et 10 étaient une part
objective du financement de la création en France,
il faut bien trouver les moyens ailleurs, au moment où
l’on veut régulariser/moraliser les annexes
! A moins qu’on ne veuille tout démolir…
J’ai eu tout de même une petite satisfaction
dans cette histoire : autant que j’en avais le pouvoir,
j’ai beaucoup insisté auprès du ministre
pour qu’il initie une loi-programme. En fait c’est
le Syndéac qui a lancé cette idée au
mois de mai. Après 40/45 ans de notre-célèbre-politique-culturelle-dont-nous-sommes-tous-fiers,
on assiste à un entassement, un empilement de mesures
qui ont été prises au fil des décennies,
par divers ministères, diverses tendances politiques.
Plus personne ne s’y retrouve au moment même
où la décentralisation est relancée.
Il nous faut une loi qui décrive, qui définisse
et implique les responsabilités, les apports, les
droits et les devoirs de l’Etat et des collectivités
locales pour une politique des arts de la scène.—
pour une politique de tous les arts dans notre pays. La
nouvelle étape de la décentralisation va fragiliser
une idée « républicaine unitaire »
de la culture en France, depuis la France « gaullo-communiste
» d’après la Résistance, entre
Malraux et la banlieue rouge, etc… Il faut aussi,
en rapport direct avec l’évolution de l’indemnisation
du chômage, re-décrire ce qu’est le parcours
de l’amateurisme à l’excellence dans
les arts en France, s’occuper de la formation, ce
quelle est, quel but on lui assigne, depuis l’accession
à la profession, de l’insertion, du professionalisme,
de l’excellence. L’idée de « carte
professionnelle » ne correspond pas à notre
histoire, mais il faut qu’il y ait une sorte de voie
principale de l’accession et de la pratique de chaque
art en France (et pricipalement du théâtre
qui est sans doute en retard sur les autres arts). Aujourd’hui,
l’auto-proclamation des artistes est principale quantitativement
par rapport à ceux qui passent par les écoles.
Ces dernières ont pris beaucoup d’importance,
elle ont progressé en qualité ; elles peuvent
et doivent encore progresser. Là aussi, il faut sans
doute stopper la multiplication spontanée des écoles.
Il faut tout organiser dans cette voie principale, tout
en conservant bien sûr des portes ouvertes et en traitant
aussi le concept d’intermittence.
Maintenant, on le sait, des gens se disent « Intermittents
» (même plus « du spectacle » !).
Pour moi ça n’existe pas,— acteur, jongleur,
danseur, ça existe, intermittent, ça n’existe
pas. Si ça peut exister, c’est que la situation
sociale des artistes, très particulière au
milieu des autres professions, des autres métiers,
a pu être rapprochée d’ un certain nombre
d’autres situations précaires de la société
post-industrielle. Par exemple, la vocation pour les métiers
artistiques, s’est accrue de façon exponentielle
depuis quinze ans… Je me souviens : quand j’ai
commencé à « faire l’artiste »
au lycée, mes parents me disaient : « Soit,
tu veux faire du théâtre, mais en attendant
apprends un métier sérieux ». J’ai
fait ma licence pour être prof et j’ai continué
à faire du théâtre pendant ce temps-là.
Aujourd’hui si on dit à un gosse «
Apprends d’abord un métier sérieux »,
le métier sérieux ne lui donne aucune garantie
d’échapper à la précarité.
Donc, quitte à être précaire, autant
faire quelque chose de plus satisfaisant et de plus jouissif,
de plus marrant ! Du coup, on voit très bien la jonction
entre le combat des « intermittents du spectacle »
et celui des autres métiers malmenés par le
libéralisme, et par suite des altermondialistes,
des copains de José Bové, tous ceux qui n’acceptent
pas l’évolution de la direction du monde, en
France et sur la planète. Je mène mon combat
pour l’art et les artistes ; je peux d’autre
part militer à ATTAC. Mais je trouve très
dangereux de « globaliser ». L’irrégularité
intrinsèque de l’emploi artistique n’a
rien à voir avec les nouvelles précarités
!Mais c’est un fait, comme si on ne pouvait pour l’instant
y échapper. C’est en partie cela qui risque,
quels que soient les efforts (tardifs) de la puissance publique,
de pourrir non seulement la rentrée mais toute l’année
théâtrale : au fond, il y a beaucoup d’
« Intermittents » qui sont engagés là-dedans
sur une forme particulière de politisation et, franchement,
ce qui se passe dans les théâtres, ils n’en
ont pas grand-chose à foutre. Il y a même une
haine de l’institution et de ceux qui l’animent.
C’est insoutenable.
De plus, je le dis carrément, j’ai toujours
été très méfiant, voire plus,
à l’endroit de la CGT-spectacles, car jamais
je n’ai observé chez eux une quelconque préoccupation
concernant l’art. C’était plutôt
le maintien de la CGT-spectacles et des cégetistes-spectacles.
Je pense que les deux sont possibles, je suis un partisan
de l’existence d’une représentation forte
et reponsable des personnels dans l’entreprise. Un
grand syndicat doit être historiquement capable à
la fois de défendre les intérêts matériels
de ses adhérents, mais aussi d’avoir une pensée.
C’était le cas encore dans les années
60 pour la CGT, quand le parti communiste s’impliquait
de façon ambitieuse dans la question artistique et
culturelle. Maintenant, on a l’impression que c’est
le dernier bastion de l’anarcho-populisme du XIXe
siècle qui s’ébat à la CGT-spectacles
sous le regard remarquablement muet de Bernard Thibault.
Et cela se double, chez les « intermittents »,
de la résurrection de cette fameuse bataille éternelle
des « pauvres » contre les « nantis »,
supposant évidemment qu’être artiste
pauvre c’est avoir beaucoup plus de talent que nanti...
Que le spectacle n’est « vivant » qu’ailleurs
que dans les grands théâtres. Faux, archi faux
! Il y a peut-être ici ou là, à tous
les niveaux de l’édifice, des artistes dont
on pourrait espérer mieux, mais il y aussi des créateurs
formidables, inégalables. Mettez des pauvres à
la place, je ne suis pas sûr qu’ils feraient
mieux que certains, et en tous cas beaucoup moins bien que
d’autres ! Du coup, certains « pauvres
» préfèrent qu’il n’y ait
plus du tout de théâtres. Il faut, sinon c’est
la mort, qu’il y ait des grands théâtres,
des moyens théâtres, des petits théâtres,
partout, et que l’énergie circule entre les
étages. Elle circule, d’ailleurs ! Le fait
que les théâtres n’aient pas assez de
moyens (ni de jours dans le calendrier) pour épauler
toutes les compagnies, est une autre question. Il faut qu’il
y ait le plus de théâtres possibles, le plus
possible de très bons théâtres, pour
le plus de gens possible. Ah tiens, on en arrive au public,
le parent pauvre de toute cette histoire.
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(Propos recueillis à
Arles par Bruno Nuttens, Michel Parfenov et Evelyne Wenzinger)
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