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JEAN GENET
AVEC LES PALESTINIENS

par Tahar Ben Jelloun

"Quand je prononce ou quand on prononce devant moi le nom de Palestinien, l'image qui s'impose le plus fortement c'est celle des enfants de quatre ou cinq ans déshydratés. Les médecins allemands du camp de Baqa, en Jordanie, en ont sauvé quelques-uns. Il leur fallut du plasma, des appareils, de la patience. Il y a donc plusieurs façons de tuer les enfants. La mort lente est aussi inexorable que la foudroyante. Les mères palestiniennes apportaient à l'infirmerie, dans leurs bras, un petit tas de fagots desséchés : leurs gosses. Je les ai vus mourir. Les méandres de l'âme enfantine sont très difficiles à suivre. A Beyrouth, il y a quatre ans, parut un livre de dessins d'enfants palestiniens, dont l'âge allait de sept à quinze ans. Le thème traité par eux, garçons et filles, était celui de la guerre de juin 1967. Si le feddai était déjà embelli par son courage, le soldat israélien était présenté comme un être terrifiant : lui et son pistolet-mitrailleur devenaient une grande ombre cachant le soleil palestinien, obligeant les femmes et les enfants à la fuite et qui desséchait les récoltes. Le garçon qui avait dix ou douze ans en 1967 en a aujourd'hui dix-sept ou dix-neuf. Comment a-t-il grandi ? Ravagé dès l'enfance par quelle fournaise extérieure et aujourd'hui intérieure ? L'un des trois feddayin de l'opération de Maulot avait dix-neuf ans. Golda Meir ayant, au lendemain du drame de Munich, déclaré que chaque diplomate israélien était un soldat d'Israël, faut-il lui demander aujourd'hui si les enfants morts à Maulot dans l'explosion où ont péri les trois Palestiniens étaient eux aussi des soldats ?"

Ce texte est de Jean Genet.

Après avoir été aux côtés des Zengakuren au Japon dans l'hiver de 1968, il a aussi accompagné les Black Panthers aux Etats-Unis en 1970. Il avait fait la tournée de la plupart des universités d'Amérique en compagnie des révolutionnaires noirs, faisant campagne pour la libération de Bobby Seale. Aujourd'hui, Jean Genet parle des Palestiniens qu'il a bien connus puisqu'il a vécu avec eux, dans les camps, sur les bases, dans la montagne, de 1970 à 1972, avec cependant quelques interruptions.

Pourquoi les Palestiniens ?

Cet itinéraire, qui l'écarte de la France et de l'Europe, est logique. "Il était tout à fait naturel, dit-il, que j'aille non seulement vers les plus défavorisés, mais vers ceux qui cristallisaient au plus haut point la haine de l'Occident."

D'où vient cette haine ? D'une grande ignorance, un refus obstiné de lire l'histoire, la peur aussi d'apprendre la vérité sur le peuple de Palestine : la Palestine, sous l'Empire ottoman, était une sous-province de la Syrie. Jusqu'au congrès sioniste de Bâle (1897) et après, les Juifs y étaient rares. A partir de 1910, ils arrivèrent de Pologne et de Russie pour cultiver des terres achetées pour eux par diverses banques juives. Les grands propriétaires fonciers - la famille Sursock en particulier - vendirent de nombreux villages. Si les Palestiniens n'avaient, même sous les Ottomans, qu'un très léger sentiment national, ils connurent leur différence, surtout après 1910 (lettre de Balfour à Rothschild) quand ils découvrirent des Européens qui portaient des noms allemands, russes, polonais, français, espagnols et des prénoms tirés de la Bible : différence quand ils furent renseignés sur des rituels étranges - l'abattage des animaux, par exemple -, différence par une langue, le yiddish, qu'aucun Palestinien, aucun Arabe ne comprenait. Quand près de la moitié des territoires fut occupée par les émigrants juifs devenus israéliens, le sentiment national des Palestiniens devint de plus en plus fort, mais leur territoire à mesure se rétrécissait, si bien que la volonté nationale fut parfaite quand elle coïncida avec l'occupation de tout le pays ; la Palestine n'existait plus que dans les mémoires. Par cette terre occupée, l'Occident assure sa présence au Proche-Orient.

Les Palestiniens étaient exilés parmi les peuples arabes. Mais, très vite, d'exilés, de réfugiés, ils allaient devenir des révolutionnaires décidés à recouvrer leur identité et leur terre. Connaître l'histoire de ce peuple arraché à sa terre, c'est déjà une étape pour déloger la haine et réviser une image entretenue par la propagande. "Toutes les nouvelles que je lisais sur les Palestiniens, fait remarquer Genet, m'étaient apportées par la presse occidentale ; depuis longtemps, le monde arabe était présenté comme l'ombre portée du monde chrétien ; et, dès mon arrivée en Jordanie, je me suis aperçu que les Palestiniens ne ressemblaient pas à l'image qu'on en donnait en France. Je me suis tout d'un coup trouvé dans la situation d'un aveugle à qui on vient de rendre la vue. Le monde arabe qui m'était familier, dès mon arrivée, me parut beaucoup plus proche qu'on ne l'écrivait."

L'accueil fraternel et surtout la confiance qu'ont eue les feddayin en Genet montrent un monde arabe que certains tentent de défigurer, en fait très ouvert à la différence et qui n'élève pas de barrière entre les hommes. C'est ainsi que Genet a partagé la vie des hommes et des femmes palestiniens dans les camps, qui vivent sous la menace quotidienne des bombardements israéliens et sous la surveillance, dans certains endroits, des canons de l'armée jordanienne. La population du camp de Baqa était ainsi, au début de 1971, d'environ quatre-vingt mille personnes. Rien n'était prévu pour la santé et l'hygiène. Pas de médecin, pas de pharmacien. Il n'y avait guère non plus de protection. Les feddayin étaient dans un périmètre limité au nord par le Jourdain allant d'Ajloun à Irbid.

Cependant, à l'intérieur de ce périmètre, note Genet, "la vie était d'une étrange liberté. Il y avait des contrôles sur tous les chemins, mais des contrôles si courtois qu'ils commençaient d'abord par l'offre d'une tasse de café ; c'est seulement après qu'on demandait à voir le laissez-passer et on continuait son chemin, les poches bourrées de paquets de cigarettes. Sauf des cas très rares, l'autorité des responsables était amicale. Il faut me croire, et je n'exagère rien, les rapports des feddayin entre eux étaient faits d'amitié et de respect, que rompait souvent, il est vrai, une allusion un peu pathétique quand on savait qu'un groupe devait franchir le Jourdain et, plus rarement, quand il en revenait : la poignée de main sportive était remplacée par l'accolade arabe. C'est là, dans les montagnes, sous les arbres, que j'ai vu chaque responsable se métamorphoser, devenir un égal un peu plus attentif parmi les égaux. C'était, mais c'était beaucoup plus, un mois de Mai 1968 qui aurait duré sept mois, et sept mois armés. Les quelques Européens qui s'y trouvaient pouvaient aller où ils voulaient : celui qui était là, de toute évidence, était un ami."

Alors comment expliquer l'aveuglement de l'Occident face à la réalité et au problème palestiniens ? S'agit-il au fond d'un aveuglement ou d'un comportement bien déterminé ? Comment se fait-il qu'on falsifie l'histoire quand le sang versé est arabe et qu'on le fasse au lendemain des représailles quand d'autres vies aussi innocentes sont massacrées par les bombes dans les camps ?

Pour Jean Genet, le sentiment de supériorité des Français à l'égard des étrangers (il ne s'agit pas de xénophobie, mais de racisme) a choisi, dans le temps et l'espace, plusieurs boucs émissaires différents. Entre 1890 et 1910, c'étaient les juifs ; en 1930, c'était tout ce qui avait les cheveux plats et les yeux bridés, c'est-à-dire les Asiatiques indifféremment ; ensuite et à peu près en même temps, mais surtout après Diên Biên Phû, ce sera tout le monde arabe, dans la mesure où il se révoltait contre le dominateur. Les Français ont d'abord commencé par ignorer la révolution palestinienne. "Cette révolution, note Genet, nous a été révélée en France soudainement, c'est-à-dire en Mai 1968. Avant, on confondait tout sous le nom de réfugiés. Personne ne disait d'où venait ce peuple : personne ne disait qu'il avait été chassé de sa terre par les Israéliens. Vous pouvez écrire que ce sont les groupes, dits groupuscules, de Mai 1968, qui ont fait éclater en Sorbonne même la vérité sur ceux qu'on croyait n'être que des réfugiés et qui étaient bel et bien des révolutionnaires."

Depuis qu'ils ont décidé d'exister, depuis qu'ils ont décidé de ne pas être les nouveaux "Peaux-Rouges" de l'histoire, depuis qu'ils luttent souvent avec les armes du désespoir parce qu'ils refusent de se laisser exterminer, soit dans les massacres de septembre 1970 perpétrés par l'armée jordanienne, soit dans les bombardements israéliens, soit enfin dans la dissémination et l'éparpillement à travers le monde, les Palestiniens sont devenus la cible privilégiée du racisme le plus féroce. En fait, quel est ce racisme ? Une forme de racisme total. L'antisémitisme persiste dans la société européenne. Il n'a jamais cessé, et il s'est "enrichi" d'un autre racisme. Ce nouveau racisme lui permet de dissimuler le premier et d'exprimer sa haine, cette fois-ci contre l'Arabe.

Genet, qui ne croit pas à la mémoire coupable et au transfert de la culpabilité ("c'est possible chez les intellectuels, dit-il, pas chez le peuple"), fait remarquer que cette haine est vivace et violente car l'Arabe "a osé commettre un régicide - c'est-à-dire qu'il a osé décapiter le colon dominateur européen. Ceux qui, aujourd'hui, invoquent l'holocauste nazi ne font, en vérité, quand ils chargent les Palestiniens de tous les péchés, que découvrir un autre bouc émissaire pour leur antisémitisme. Quand on est anti-arabe, on est aussi anti-juif, anti-jaune, anti-noir, etc., car le racisme est une mentalité soutenue par une idéologie ethnocentrale, refusant tout ce qui n'a pas été sécrété par elle. Car comment expliquer l'attitude de certains intellectuels en France, signataires de pétitions pour la libération des Noirs aux Etats-Unis et contre le fascisme au Chili, qui clament, au nom de leur dignité, l'horreur que leur inspirent les actions des Palestiniens en terre occupée, cependant que ces intellectuels ignorent les actions de l'IRA ?"

Ces personnalités se classent dans une gauche dans laquelle Jean Genet refuse d'être confondu : "Dans la mesure où elle perpétue un type de raisonnement et de morale judéo-chrétiens, je ne me sens pas capable de m'identifier avec elle ; elle est plus idéaliste que politique, plus énervée que raisonnable. Quant à Sartre, il y a longtemps que j'ai compris que sa pensée politique est une pseudo-pensée. A mon sens, ce qu'on a nommé la pensée sartrienne n'existe guère. Ses prises de position ne sont que jugements hâtifs d'intellectuel trop frileux pour affronter autre chose que ses seuls fantômes. Dans la phrase de Simone de Beauvoir, c'est plutôt la trivialité du style qui m'épouvante."

En fait, cette gauche-là, qui réagit à peine soit dans l'ambiguïté, soit par le ressentiment, l'histoire l'a déjà expulsée. Elle se fait moralisatrice en brouillant les données objectives qui font qu'un peuple est aujourd'hui sans terre. C'est la manifestation d'un humanisme mystificateur cher à la pensée occidentale, façonnée depuis deux mille ans par la morale que nous connaissons.

Pour Jean Genet, il reste encore la puissance de l'image du feddai qui a provoqué une espèce de foudroiement à la fois joyeux et libérateur dans le monde arabe et au-delà. "Même si son efficacité, ajoute Genet, ne devait pas être immédiate, elle reste une charge révolutionnaire active."

Ed. Solin, Actes Sud Babel, n°105, avril 1994

 

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