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Né dans une famille juive de Budapest en 1929, Imre Kertész a connu la déportation en 1944, à l'âge de 15 ans. Depuis 1953, il se consacre à l'écriture et à la traduction. Écrivain de l'ombre pendant 40 ans, Imre Kertész est désormais un personnage public dont les livres sont lus à travers le monde. Il refuse cependant les faux-semblants de l'ère médiatique comme en témoigne son dernier livre, Un autre - Chronique d'une métamorphose (Actes Sud, 1999). Egalement parus chez Actes Sud : Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas (Actes Sud, 1995) et Etre sans destin (Actes Sud, 1998).

Regards sur une ville déchirée.

par Imre Kertész

Jérusalem, Jérusalem
" Je suis un visiteur qui ne partage pas le sort de ceux qui sont pourtant les siens. "

Avril 2002

Avant-hier soir encore, je regardais depuis le balcon de l'hôtel Renaissance le coucher de soleil sur Jérusalem. Le ciel palissait au-dessus des collines blanches qui me faisaient face, un vent léger venait de la vieille ville, et quand soudain la lumière s'est évanouie, l'obscurité grandissante s'est installée comme un mélancolique cessez-le-feu - les mots de Camus dans L'Etranger m'ont traversé l'esprit. Ce matin-là pourtant, le bus qui allait de Haifa à Jérusalem a explosé, la puissance de la détonation a soulevé le véhicule, des morceaux de corps humains déchiquetés ont été projetés tout autour.

Dans l'obscurité qui envahit peu à peu la ville, je ne tente même pas de mettre de l'ordre dans mes pensées confuses et vagabondes. Je suis venu ici avec ma femme pour une conférence à laquelle je ne me serais jamais rendu si elle n'avait pas justement eu lieu à Jérusalem. Je n'aime pas les conférences caduques, et surtout pas celles qui ont pour titre The Legacy of Holocaust Survivors - Moral and Ethical Implications for Humanity. La date, le 9 avril, figurait dans mon agenda depuis des mois, et tout en faisant comme si je prenais au sérieux les conseils pressants de mes amis de Berlin et Budapest - qui me déconseillaient le plus souvent de partir -, je suis en réalité resté jusqu'au bout sous le charme de mon projet initial : de Berlin, nous rentrons à Budapest, là-bas, je vote pour des élections qui n'ont certainement que faire de ma voix, et deux jours plus tard, nous partons pour Jérusalem. La seule question qui se pose vraiment est de savoir s'il ne serait pas mieux de partir seul. Mais ma femme ne veut rien savoir. Nous partons ensemble ou pas du tout. Après quelques hésitations, il nous semble évident que nous devons partir, tout simplement pour ne pas avoir à vivre ensuite avec l'idée que nous avons été appelés là-bas et que nous n'y sommes pas allés.

J'ai compris pourquoi les Dieux étaient nés ici

A présent, je suis sur ce balcon, au septième étage, et ne peux pas mieux ici qu'à Berlin ou Budapest juger de ce qui se trame vraiment. A ce moment, je ne réfléchis même pas à la situation locale, mais plutôt à la réaction européenne. On dirait que, des profondeurs de l'inconscient, l'antisémitisme dont on a pendant des années serré le mors rejaillit comme une coulée de lave sulfureuse …. Sur l'écran de télévision, je vois, à Jérusalem et ailleurs, des manifestations dirigées contre Israël. Je vois en France les synagogues incendiées et les cimetières profanés. A quelque centaines de mètres à peine de mon domicile berlinois, près du Tiergarten, deux jeunes Juifs américains ont été agressés et roués de coups. J'ai vu à la télévision l'écrivain portugais Saramago, penché sur sa feuille de papier, qui comparait les agissements d'Israël contre les Palestiniens à Auschwitz - une preuve que l'auteur n'a pas la moindre idée de l'inadéquation scandaleuse du parallèle qu'il a tracé, et qui plus est, que le concept bien connu sous le nom de Auschwitz, dont la définition dans le consensus européen était jusqu'à présent constante, peut aujourd'hui d'ores et déjà être employé de manière populiste et à des fins populistes. Je me demande s'il ne faudrait pas faire une distinction entre une disposition hostile à Israël et l'antisémitisme. Mais est-ce seulement possible ? Comment comprendre que, deux continents plus loin, en Argentine - où en ce moment, les gens ont d'ailleurs bien assez à faire avec leurs propres soucis -, on en arrive à des manifestations contre Israël ? Sans doute, me dis-je, l'hostilité envers les Juifs qui dure depuis quelque deux mille ans s'est-elle cristallisée en une représentation commune au genre humain. La haine est devenue une représentation commune, et l'objet de cette haine s'est trouvé être un peuple qui n'est en aucun cas prêt à disparaître de la surface de la terre. J'essaie de penser de manière claire et sincère, et d'énoncer clairement et sincèrement ce que je pense, en repoussant chaque tabou. Le fait que des jeunes gens se suicident le cœur léger en faisant exploser une bombe (j'ai d'ailleurs lu dans le journal que le dictateur irakien Saddam Hussein verse 25000 dollars à leur famille) prouve qu'il ne peut s'agir seulement de savoir si un état palestinien est sur le point de se constituer ou non. Ces suicidés se révèlent être des perdants de l'existence. Leur acte exprime une amertume qu'on ne peut expliquer uniquement par le sentiment nationaliste. Un jour, lors d'un précédent voyage, dans la douce lumière de Jérusalem, dans ces soirées dorées, parmi ces collines pittoresques plantées d'oliviers, j'ai compris, plus par les sens que par la raison, pourquoi les dieux étaient nés ici. Il me faudrait à présent comprendre pourquoi c'est ici, avec une disposition ostentatoire au martyr sanguinaire, qu'on les massacre. J'avoue que je n'y comprends rien, et je ne peux pas croire que nous soyons là uniquement face à une question politique. Mais il se peut aussi que la politique s'évertue à ce que je n'y voie pas qu'une question politique, et que je ne sois que la victime d'une manipulation ; pourtant, pendant que des millions de gens sont pris au piège de cette manipulation, le caractère même de celle-ci se transforme, et elle est intégrée - quelques-uns pensent soudain en toute bonne foi que leur folie n'est pas dictée par des forces extérieures mais qu'elle naît de leur âme et de la souffrance de leur âme : et c'est là que commence le mal irrémédiable.

Je l'avoue en toute sincérité : la première fois que j'ai vu à la télévision les chars israéliens envahissant Ramallah, une pensée instinctive que je n'ai pu repousser m'a traversé l'esprit : mon Dieu, heureusement que je vois l'étoile de David sur des chars israéliens et non pas, comme en 1944, sur ma poitrine. Je ne suis donc pas impartial et ne peux d'ailleurs pas l'être. Je n'ai jamais tenu le rôle du bourreau impartial. Je laisse ça à ces intellectuels européens - et non européens - qui tiennent ce rôle pour le meilleur et souvent pour le pire. Après tant de solidarité sincère et feinte, la page s'est tournée : c'est avec des mines sévères que les souverains se sont tournés vers Israël. Il se peut qu'ils aient en apparence raison sur certains points, mais voilà : ils n'ont encore jamais acheté de ticket pour le bus qui va de Jérusalem à Haifa.

Le jugement glacial des souverains européens

Ici, en Israël, chacun a pour ainsi dire un tel ticket dans sa poche. Et cela prive peu à peu les gens de toute lucidité. Le jugement glacial des souverains européens est ici ressenti comme une question existentielle brûlante. Ce déchirement, c'est une amie qui l'a exprimé le plus simplement, un jour où, à Jad Vaschem, ce terrible cimetière pour les victimes de l'holocauste, elle nous a dit:
" D'abord on participe en famille à une manifestation contre la guerre, et ensuite on entre dans l'armée."

Je n'ai rencontré aucun intellectuel israélien - du moins ici - qui eût remis en cause la nécessité d'un état palestinien. " Il faut mettre un terme à la colonisation israélienne ", déclare l'un des historiens qui dirigent Jad Vaschem, " ça nous déclenchera une petite guerre civile, mais ça, on en verra le bout ". L'isolement, le manque de solidarité, génèrent presque une souffrance physique. Impossible de supporter la terreur sans agir ; impossible de répondre à la terreur sans terreur. La souffrance de cette situation en cul-de-sac, la tourmente des questions, dont il faut seul venir à bout. " On nous enferme dans un ghetto moral " affirme mon ami, l'écrivain Aharon Appelfeld. Je vois dans les regards qui m'entourent la peur, le désespoir et la détermination. Exactement comme le décrit avec emphase David Grossmann, dans sa contribution au Frankfurter Allgemeine Zeitung : " L'état d'Israël d'aujourd'hui est pareil à un poing serré, mais aussi à une main sans vigueur qui retombe par désespoir " La ville est comme morte, les chauffeurs de taxis errent comme des vautours affamés aux abords des hôtels, et dès que quelqu'un franchit la porte, ils se jettent sur lui - le plus souvent pour rien, car ici ne séjournent presque plus que ceux que des devoirs officiels y ont conduit, et ceux-là attendent qu'on vienne les chercher officiellement. A notre hôtel, nous prenons notre petit-déjeuner dans une salle à moitié vide ; les touristes restent absents, de même que les hommes cravatés qui lisent le journal en buvant leur café, les hommes d'affaires que l'on voit d'habitude.

Avec tout ça, j'ai presque oublié que je suis venu ici pour une conférence et que je dois y lire le texte que j'ai préparé. " Quand je dis que je suis un écrivain juif, je ne dis pas pour autant être moi-même juif ", ai-je écrit. " Quelle sorte de Juif est en effet quelqu'un qui n'a pas reçu d'éducation religieuse, qui ne parle pas l'hébreu, qui connaît en fait à peine les œuvres à l'origine de la culture juive et qui ne vit pas en Israël, mais en Europe ? Quelqu'un pour qui l'identité juive première, peut-être même exclusive, est Auschwitz ne peut d'une certaine façon être qualifié de juif. C'est le Juif non-juif dont parle Isaac Deutscher, la variante européenne déracinée qui peut encore à peine trouver un lien intime avec le judaïsme qui lui a été imposé.

" J'ai presque honte de lire ces lignes. Presque honte de dévoiler mon existence, les problèmes délicats des intellectuels juifs déracinés, crise identitaire, apatrie. Soudain, je prends conscience de l'insupportable ironie de ma position : en tant que survivant de la Shoah, je tiens un discours sur le sol d'Israël, qui est en guerre, en expliquant - pour ainsi dire -, pourquoi je ne peux me sentir solidaire d'un peuple auquel j'appartiens pourtant moi aussi. Ma solidarité tient tout au plus en cela que j'ose prendre un avion pour Tel-Aviv. Je suis un visiteur qui rassemble des impressions en vain, qui interroge les gens en vain ; qui ne pourra les comprendre, car il ne partage pas le sort de ceux qui sont pourtant les siens.

Jamais encore, je n'avais ressenti cela de manière aussi précise. Comme si à présent, juste au moment où la compassion et l'intérêt m'emplissent et me torturent, j'étais plus étranger que jamais. Aucun Israélien n'omet de nous remercier d'être venu jusqu'à eux. C'est ainsi que se terminent presque toutes nos conversations, et ma position d'étranger ne s'en trouve que soulignée plus nettement. Je me demande pourquoi, et quand j'observe plus attentivement les visages, les voitures pavoisées, toute cette ambiance si difficile à décrire, cette excitation et ce repli, je prends soudain conscience de la métamorphose que ce pays est en train de subir. L'historien français Ernest Renan prétend que ce ne sont ni la race, ni la langue, qui définissent la nation : c'est dans leur être que les hommes sentiraient que leur pensée, leurs sentiments, leurs souvenirs et leurs espoirs les lient les uns aux autres. Or, en partie pour les colons, mais surtout pour les survivants européens, pour ceux qui étaient en quête de protection, pour les sionistes militants, pour les soldats sans pitié, pour les musiciens débonnaires, pour les Juifs de toutes les couleurs - les blancs du Nord, les africains, les arabes et les levantins - pour les cultures les plus diverses et les êtres les plus différents, ce pays, qui jusqu'à présent n'était qu'un pays incohérent, est tout à coup devenu, au fil de cette guerre désespérée et sans issue, une nation. Je ne sais s'il faut se réjouir ou plutôt jeter l'anathème, car le temps des nations touche justement à sa fin, mais c'est un fait, et celui-ci ne tolérera plus très longtemps la façon dont les Juifs d'Amérique et d'Europe se comportaient jusqu'à présent vis à vis d'Israël, avec une certaine réserve et en même temps une sympathie souriante, parfois avec une supériorité ironique. C'est un tournant étrange, et ce tournant - au moins en ce qui concerne les relations judéo-juives - aura sans aucun doute ses conséquences.

Je fais donc bien de ne pas chercher ici la vérité, la prétendue vérité objective. Et " si la vérité n'est pas une fois pour toute acquise, mais au contraire changeante, alors le souci que l'homme d'esprit en a, son attention pour les élans de la pensée universelle, pour les changements dans les représentations de la vérité, sera d'autant plus profond, conscient et sensible ", ainsi que l'écrivait Thomas Mann à une époque critique de l'Europe. Peut-être est-ce parce qu'elle est changeante qu'en ce moment la " vérité ", exigeant sans relâche sa définition la plus actuelle, se déroule au premier plan. Les guerres de notre époque sont toujours, dans une mesure que nous n'avions peut-être encore jamais atteinte, des guerres teintées de morale. Dans notre monde moderne - ou post-moderne -, les frontières ne courent pas tant entre les nations, les ethnies et les confessions, mais bien plutôt entre conception du monde et attitude au monde, entre raison et fanatisme, tolérance et hystérie, créativité et soif de pouvoir destructrice. A notre époque athée, des guerres bibliques ont lieu, des guerres entre le " Bien " et le " Mal ". Même ces notions, nous devons les mettre entre guillemets, tout simplement car nous ne savons pas ce qu'est le " Bien " et ce qu'est le " Mal ". Nos conceptions en sont trop différentes, trop divergentes, et elles resteront discutables tant que ne renaîtra pas un système de valeurs stable dans une culture forgée ensemble et soutenue ensemble.

Tout cela, surtout au Proche-Orient, n'est bien sûr qu'utopie. Quelle est la raison - je me creuse la cervelle - qui pousse des jeunes gens pleins de vie à commettre des attentats-suicides ? Leurs actes révèlent la valeur qu'ils accordent à la vie d'autrui ; mais quelle valeur accordent-ils à leur propre existence ? Un ami nous explique qu'on leur raconte que " là-bas ", dans le harem de l'au-delà, 72 vierges les attendent pour les combler. Et que raconte-t-on aux femmes ? Notre ami hausse les épaules en riant. J'ai toujours perçu la haine comme une énergie. Cette énergie est aveugle, mais paradoxalement, sa source est aussi cette vitalité dont se nourrissent les forces créatrices. La civilisation européenne, que les gens d'ici revendiquent encore et malgré tout comme la leur, considère le perfectionnement de la vie humaine comme la plus noble des valeurs. Le fanatisme en est exactement le contraire ; sur quel fondement pourraient bien naître ici l'humanité et la confiance ? Pour l'instant règnent la peur et la haine. " Les paroles de paix, de réconciliation et de coexistence ressemblent aujourd'hui aux derniers signes de vie provenant d'un bateau qui a déjà sombré ", écrit David Grossmann.

Dans cette région, la nuit arrive brutalement ; en bas dans la rue, sous mon balcon, les lampes s'allument. Des voitures filent sur des routes qui se perdent dans le lointain, qui mènent à des bosquets d'orangers et aux campus universitaires, à des villes richement construites et à des champs richement plantés. Beaucoup nous ont raconté qu'ils sont venus ici après la Shoah dans l'espoir d'y trouver le calme et la sécurité. Ce pays s'est construit à force de travail, ses habitants ont mené de rudes combats pour le défendre, tandis que l'entourage proche ou lointain mettait en doute son droit à exister. Si ce doute - accompagné du sentiment d'abandon - les atteignait également jusque dans leurs racines, cela pourrait les plonger dans le plus profond désespoir.

A l'heure actuelle, la vitalité du pays, du moins d'après ce que j'en ai vu, permet encore une réflexion sur soi : la majorité des intellectuels du pays critiquent vivement, sinon bien sûr la résistance à la terreur, du moins la manière de se défendre, cette campagne vengeresse finalement sans résultats. Mais si l'indifférence hostile du monde les abandonne au désespoir, la porte est alors grande ouverte à la catastrophe ; et dans ce monde animé de haine, de fantasmes fanatiques et d'impuissance, la catastrophe ne touchera certainement pas uniquement le Proche Orient.

Je n'ai pas été entendu, peut-être est-ce mieux ainsi

C'est le cœur lourd que je quitte le balcon et la vue sur la nuit de Jérusalem. Nous partons demain matin, et j'emporte avec moi un cadeau bien particulier. Nation, patrie, chez-soi, tout cela n'était pour moi jusqu'à présent que des concepts inaccessibles. L'harmonie du citoyen qui s'identifie sans conditions à sa patrie, à sa nation, est pour moi inconcevable. Mon destin en a voulu ainsi : la condition - universelle, pourrait-on dire - dans laquelle je vis, condition que j'ai choisie moi-même et acceptée, est celle des minorités, et si je voulais décrire cette condition, je n'emploierais pour cela aucune notion raciale ou ethnique, ni de notions confessionnelles ou philologiques. Je définirais cette condition de minorité acceptée comme une forme de vie spirituelle qui serait fondée sur l'expérience du négatif. C'est vrai, l'expérience négative est attachée à mon judaïsme. Je pourrais aussi dire : c'est par mon judaïsme que j'ai été initié au monde universel de l'expérience négative ; car tout ce que j'ai dû subir du fait de mes origines juives, je le considère comme un apprentissage, une initiation à la connaissance profonde de l'humain et de sa situation actuelle. Et c'est parce que j'ai vécu mon judaïsme comme une expérience négative, c'est-à-dire de manière radicale, qu'il m'a finalement conduit à la délivrance. C'est la seule liberté que j'ai conquise tout au long de ma vie sous diverses dictatures et c'est pour cela que je l'ai soigneusement protégée - jusqu'au jour d'aujourd'hui. Maintenant, au cours de mon séjour à Jérusalem, le sentiment grave et exaltant de responsabilité nationale m'a pour la première fois ému ; et même si j'ai conscience de ne rien pouvoir en faire, car ma vie est depuis longtemps toute tracée, cela m'a néanmoins profondément bouleversé.

C'est donc bouleversé que je monte dans l'avion pour Budapest. Après avoir posé les questions d'usage et constaté que nos bagages étaient en règles, l'officier de sécurité, une jeune femme, nous remercie d'être venus jusqu'ici, " chez nous, en Israël ". Ce remerciement semble nous affranchir de toute autre obligation, et je vois que ma femme, qui n'est pas lié à ce pays par le sang ou la religion, mais seulement par l'amour, en souffre autant que moi.

Notre appareil atterrit sans encombres à Budapest. En sortant, je ne peux m'empêcher de lancer au personnel rassemblé devant la porte un " God save Israel ". Mais j'ai dû mal prononcer ces mots ou en avaler un, j'entends en tout cas derrière moi des questions déconcertées : "What did he say ?" Avant que j'aie pu me retourner, je suis poussé vers la sortie, vers l'extérieur.

Je n'ai pas été entendu. Peut-être est-ce mieux ainsi. Je quitte l'avion, je foule le sol hongrois.

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