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"Le droit des Juifs à vivre en paix sur la terre de leurs origines est
une vérité incontestable, mais cette vérité est devenue folle. Cette vérité
se détruit elle-même en ne reconnaissant pas cette terre pour ce qu'elle est,
hier comme aujourd'hui, le berceau des religions clémentes, la mère d'une rédemption pour toute l'humanité, le croisement des douleurs et des espoirs communs de tous les peuples."

Olivier Py est écrivain, metteur en scène et comédien.


Retour de Palestine
par Olivier Py
 

Pour la quasi-totalité de l'opinion publique et des médias en Israël comme en France, l'échec de Camp David est imputable au président Arafat qui aurait refusé là une occasion de paix unique, une offre exceptionnellement généreuse et provoqué par ce refus la deuxième intifada et sa répression sans mesure. En refusant cette "main tendue" de Barak, Arafat est apparu comme un maximaliste, un guerrier qui ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas devenir un chef d'Etat pragmatique. L'échec de Camp David a été utilisé pour discréditer définitivement l'autorité palestinienne et faire de son leader l'incarnation d'une volonté jamais renoncée de détruire Israël.

En quoi consistait l'offre "généreuse" de Barak ?

Israël se retirait de l'ensemble des territoires à l'exception de dix pour cent de ceux-ci, ces dix pour cent étaient compensés par un échange de terres de superficie égale prises sur le territoire israélien. Le plan prévoyait donc le démantèlement d'un grand nombre de colonies et préservait Jérusalem-Est comme capitale du futur Etat palestinien. La proposition apparaissait équitable, le plan conforme aux aspirations des Palestiniens, l'occasion historique. Une paix juste à portée de la main.

Mais il faut regarder Camp David de plus près. Que l'on donne seulement la parole aux "Peace makers" en charge de l'urbanisme ou des routes ou de l'eau, qu'on écoute les commentaires du mouvement israélien pour la paix "Gush Shalom" et l'on verra une autre réalité. La communication du gouvernement israélien a présenté sa vision de l'échec du sommet avec des cartes qui ne reflètent aucune réalité humaine sur le terrain.

En effet, ces "seulement dix pour cent" incluaient les "routes de contournement", la ligne verte (c'est-à-dire la frontière avec Israël), la rive gauche du Jourdain (la frontière avec la Cisjordanie), les points les plus fertiles, ceux qui permettent la maîtrise de l'eau et enfin, et surtout, les colonies qui entourent Jérusalem, dont la tentaculaire Maale Adumim.

Le gouvernement Barak réinventait la ruse de la reine Didon. Cette reine, qui ne pouvait conserver de sa patrie que la taille d'une couverture, eut l'idée ingénieuse de découper cette superficie en fines bandelettes encerclant un territoire dix fois plus grand.

Enoncée uniquement en termes superficiels, la proposition semblait honnête. Sur le terrain, elle privait l'Etat palestinien de ses frontières extérieures, quadrillait son territoire de frontières intérieures (sous l'euphémisme de routes de contournement), excluait ses ressources naturelles et faisait de Jérusalem-Est une enclave encerclée de colonies surpuissantes, sans aucun développement possible et sans lien avec le reste du futur Etat palestinien. Avec seulement dix pour cent du territoire, Israël conservait une puissance d'occupation égale.

On comprend mieux le refus des Palestiniens qui auraient accepté un Etat résolument vide de sens et auraient ainsi entériné les conquêtes de la décade précédente gagnées en dépit d'Oslo, du droit international et des résolutions de l'ONU. Les Palestiniens auraient signé devant et pour l'histoire une reddition humiliante et l'acceptation d'une vie indigne.

Rappelons que le gouvernement de Barak a développé la colonisation comme aucun de ses prédécesseurs et que, à bien des égards, la vie dans les territoires a été encore plus difficile en période de paix. Comme si Israël faisait payer la signature d'Oslo d'une suite de mesures sur le terrain plus humiliantes que précédemment. Les checkpoints se sont multipliés ainsi que les routes réservées aux colons, les assèchements de puits, les destructions de maisons, etc. Le découpage de la Cisjordanie et de Gaza en trois zones A, B, C dont seulement la zone A était sous autonomie palestinienne devait être une étape du processus de paix ; il s'est avéré être un moyen d'oppression efficace laissant la circulation à l'intérieur des territoires entièrement soumise à la volonté de Tsahal.

Sait-on quelle réalité cache le mot checkpoint, somme toute assez anodin pour celui qui n'a pas partagé le vécu des Palestiniens ? Un soldat ordonnant dans un porte-voix que les femmes et les hommes traversent la zone en deux files distinctes et à genoux. Ailleurs un checkpoint intimait aux Palestiniens de se déshabiller entièrement et de franchir nus les longs trajets qui les séparaient de leurs lieux de travail. Des femmes contraintes d'accoucher dans des conditions indignes parce qu'on ne les laisse pas rejoindre l'hôpital le plus proche, pas plus que certains blessés. Tandis qu'une voiture de colon passe lentement, des centaines d'hommes et de femmes attendent quotidiennement entassés dans des camions qu'on leur laisse le droit ou pas de regagner leurs habitations. Des étudiants défiant les mitrailleuses pour se rendre à l'université de Bir Zeit. Et ces longs corridors de barbelés dans lesquels durant des heures attendent les travailleurs.

Au camp de Khân Younis à Gaza, un gigantesque mur de béton avance implacablement de jour en jour, détruisant pâté de maisons après pâté de maisons, pilonnés incessamment du haut d'un mirador, tandis qu'à quelques mètres, protégés, fleurissent les piscines et les plages réservées aux colons, les gazons parfaits des hôtels de luxe pour Européens. A Rafah au sud de Gaza une longue bande de dix mètres de profondeur gagnée sur des maisons démolies barre la frontière égyptienne jusqu'à la mer. La nuit, une mitrailleuse à infrarouge tire sur toute lampe allumée, automatiquement, sans qu'aucun soldat n'ait besoin d'appuyer sur la gâchette.

Ce ne sont que des exemples épars d'une vie dégradante imposée non pas pendant la guerre mais durant le processus de paix par les gouvernements de gauche comme par ceux de droite. Durant Oslo, les enjeux militaires sont dissimulés dans les enjeux immobiliers, mais les colonies sont avant tout construites dans des zones stratégiques, sites dominants, points d'eau, accès à la mer ou aux frontières, architecturalement conçues comme des forteresses. Les routes dites de contournement entourées d'infranchissables ravins, d'éclairages puissants, ont aussi leur rôle à jouer, jusqu'à la moindre station-service, dans la stratégie militaire. Le paysage lui-même reflète une réalité stratégique, la destruction de l'écosystème ; le remodelage des collines, les plantations de sapins, les cours d'eau détournés, sont autant d'armes de guerre.

Le clivage gauche/droite en Israël n'a rien à voir avec ce que nous appelons ici la droite et la gauche. La gauche israélienne est laïque, la droite est religieuse et a su prêter l'oreille aux Juifs orientaux, mais il y a entente et coalition sur la certitude qu'il faut se débarrasser "des populations arabes" (le nom de Palestinien est dénié), les moyens proposés seuls diffèrent, expulsion radicale pour la droite dans la continuité de 1948, camps de plus en plus petits pour la gauche, dans la logique de 1967. Le concept de 1967 est d'occuper sans annexer, de laisser une autonomie mais sous contrôle militaire, en un mot d'occuper le plus grand nombre de territoires sans s'aliéner les populations qui y vivent (il s'agit bien sûr de préserver la balance démographique d'un Etat juif). Sharon, lui, se réfère presque toujours dans ses prises de parole à la guerre de 1948 non à celle de 1967, ce qui signifie clairement l'expulsion des Arabes, par exemple vers la Jordanie.

Revenons maintenant sur Taba. Ces deuxièmes négociations, pour être imparfaites, ont été une ouverture historique véritable. Les propositions d'Israël étaient revues à la baisse mais suivant le même principe, peu de superficie mais répartie de telle manière que l'Etat palestinien ne serait plus qu'un bantoustan. (les dix pour cent devenaient cinq pour cent). Plus pragmatique qu'on ne le dit, Arafat avait considéré ces propositions comme une base de travail, c'est Barak qui après sa défaite électorale a récusé le plan. Il faut ajouter que la question des réfugiés avait trouvé elle aussi un accord. Cette question toujours brandie par la propagande comme le point d'achoppement de Camp David n'était donc pas insoluble. Israël pour la première fois reconnaissait à Taba sa responsabilité historique dans l'exode des Palestiniens en 1948 et affirmait chercher des dédommagements. Bien évidemment, ce retour des réfugiés soumis à des quotas ne remettait pas en cause le caractère résolument juif d'Israël. Abded Rabbo (ministre de la culture d'Arafat) et Yossi Beilin (ministre de la justice de Barak), négociateurs de Taba, tentent aujourd'hui de faire entendre qu'un plan de négociations tangible et juste existe et que seuls les Israéliens s'y refusent.

Mais ne sommes-nous pas sortis de toute logique et de toute analyse, voire de toute idéologie ? L'irrédentisme israélien n'est plus seulement idéologique, il est aussi l'œuvre des promoteurs, c'est aussi l'argent qui mène la guerre. L'imbrication des buts militaires avec la visée aveugle des promoteurs est évidente. Les uns ont besoin des autres, les uns sont esclaves des autres, et conduits par les lobbies qui segmentent la société israélienne. La purification ethnique en Israël n'est pas comme en Bosnie le fait de soudards galvanisés par une idéologie nationale d'un autre âge, mais un projet froidement et scientifiquement organisé, planifié de longue date, cartographié par les satellites.

Sharon a commencé son plan d'expulsion, sa reprise de la guerre de 1948, épouvantable plan d'une purification ethnique avec son cortège d'horreurs. Rien ne peut nous permettre de croire qu'il ne mettra pas en application ses promesses. Déjà les prisonniers sont transférés vers Gaza et des camps dans le désert, ce qui semble confirmer une occupation de la Cisjordanie définitive et la déportation de ses populations. Les Palestiniens auront le choix de fuir ou de vivre sur leurs propres terres mais privés de tous droits de citoyenneté. Pour servir d'argument à sa conquête, il a besoin des attentats du Hamas, Tsahal d'ailleurs ne bombarde jamais les positions du Hamas, mais s'acharne systématiquement sur toute entité nationale des Palestiniens. Ces attentats arrivent toujours à point nommé à la veille d'une nouvelle incursion. Sans pouvoir prouver que des liens unissent Sharon et le Hamas, on peut reconnaître que leurs intérêts se retrouvent dans la destruction de l'Autorité palestinienne. Trois jours avant l'attentat de Netanya, les habitants de Ramallah s'apprêtaient déjà à l'offensive, ils faisaient provision de conserves, de sucre et de bougies. C'est dire que la prise du QG de l'Autorité palestinienne n'est en rien une riposte, mais un véritable acte de guerre prévu de longue date. "Le plan D" de Ben Gourion, cinquante ans plus tôt, cette "solution finale au problème arabe" (sic), est de nouveau à l'ordre du jour.

Le droit des Juifs à vivre en paix sur la terre de leurs origines est une vérité incontestable, mais cette vérité est devenue folle. Cette vérité se détruit elle-même en ne reconnaissant pas cette terre pour ce qu'elle est, hier comme aujourd'hui, le berceau des religions clémentes, la mère d'une rédemption pour toute l'humanité, le croisement des douleurs et des espoirs communs de tous les peuples.

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